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mercredi 31 mai 2017

Train Fantôme/Écarlates/Made In Hell de Charline Quarré

  Je me répète. Je suis sûr de l'avoir écrit plusieurs fois sur ce blog. J'adore les nouvelles. Ça vient certainement des recueils d'histoires policières regroupées dans ces anthologies signées Alfred Hitchcock (qui ont succédé de manière plutôt logique à mon engouement pour la série des Trois Jeunes détectives). Sans m'étaler plus longtemps, cette période, si j'ai bon souvenir, a précédé de peu ma découverte des romans d'épouvante. En effet j'ai eu l'opportunité de découvrir Stephen King aux alentours de mes 14 ans lorsqu'un cousin m'a donné une quinzaine de ses romans. Ont suivi Howard Phillips Lovecraft et Dean R. Koontz entre autres. J'ai également de bons souvenirs d'une collection d'anthologies publiées par Denoël, hélas épuisée, intitulée Territoires de l'inquiétude.
  La littérature d'horreur/épouvante est si peu représentée dans la production actuelle que les recueils de Charline Quarré m'ont agréablement surpris. Ses deux premières publications aux Éditions Baudelaire, deux romans, A Contre-Jour et Pas ce soir (dont vous trouverez les chroniques en cliquant sur les titres) ne s'inscrivaient pas du tout dans ce genre. Mais ces trois recueils, constitués au total de 17 nouvelles, m'ont également replongé dans cette ambiance qui a fasciné mon adolescence. Ce n'est pas destiné à être un compliment, c'est un vrai ressenti. Je dis ça pour ceux qui ont lu mes chroniques sur les deux romans et qui savent que Charline Quarré est une amie dont je suis le parcours.

  Made In Hell est une nouveauté toute fraîche avec son odeur de pain tout chaud mais je vous présente Train Fantôme (2015) et Écarlates (2016) avec beaucoup de retard. Ce qui n'est en soi pas une mauvaise chose, puisque que pour faire les choses bien, j'ai du les relire avec attention et enchaîner avec Made In Hell. A titre informatif, les recueils sont constitués respectivement de 9, 5 et 3 nouvelles, résultat manifeste d'une envie d'étoffer, de densifier les récits.
 Comme présenter les recueils et leurs nouvelles dans l'ordre ne me satisfait pas vraiment, j'ai décidé de le faire sous forme de classement. Je tiens à préciser qu'il est juste le reflet de mes préférences et celles qui m'ont moins plu ne sont en aucun cas mauvaises. C'est juste ma façon de rester critique.
  Chacun des résumés sera agrémenté d'un extrait de la nouvelle en question. J'ai choisi de ne pas citer des passages trop révélateurs, plutôt des éléments d'ambiance, des traits de caractère etc. Je me suis parfois lâcher à dire le pourquoi de mes choix.
  Ce sera au lecteur d'avoir le plaisir de découvrir les horreurs que Charline Quarré a concoctées. Mais ce n'est pas tout... Car non seulement Charline elle-même m'a autorisé à les recopier, mais, les lui ayant soumis, elle a gentiment accepté de les commenter.

17."Sacrifices" (Made In Hell)

  Après une soirée arrosée, une jeune femme à la superficialité assumée, se réveille dans une cellule avec son chien. Encore un arrêt chez les flics, rien d'absolument grave, pense-t-elle... Commence une aventure incroyable qu'il faut lire avec beaucoup de second degré.

  "C'est sûr que je suis plutôt partante pour m'évader mais merde, je fais comment!? Je sais même pas où on est. Je ne sais déjà pas ce qu'il y au bout de ce foutu couloir.
  Elle songea à ce que faisaient les prisonniers illégaux dans les films. En général, ils tapaient partout comme des sourds en beuglant "laissez-moi sortir". Invariablement. Et pour ce qu'elle en savait, curieusement, cette méthode ne fonctionnait jamais."

  Charline Quarré: "Ce passage n’a failli jamais exister, je l’ai rajouté après avoir écrit l’histoire en entier. J’aime bien tourner certains clichés en ridicule. Ils sont faits pour ça d’ailleurs."

16."Berlin" (Train Fantôme)

  Cette nouvelle suit la frénésie du "Moulin à purée". Elle nous prend donc à contre-pied avec son minimalisme bizarre ou sa bizarrerie minimaliste, c'est vous qui voyez. Une jeune fille en visite dans la capitale allemande ignore le type de rencontre que l'on peut y faire dans ses hôtels.

  "Je n'ai pas senti la réceptionniste se placer derrière le comptoir, juste derrière moi. Elle me sourit. Elle porte une atroce chemise à grosses fleurs et n'a pas vraiment d'âge. Un long duvet gris sur la commissure de ses lèvres. Je réprime un haut-le-coeur, très vite, je fais comme si j'avais rien regardé. Je demande les clés de ma chambre en anglais. La 518. Il ne doit y avoir qu'une quinzaine de chambre, ici. Pourquoi 518? Après tout je m'en fous, c'est leur problème, s'ils ne savent pas compter."

  Charline Quarré: "Le sentiment de malaise en entrant dans un hôtel a quelque chose de déplacé, il n’a rien à faire ici. Le propre du genre "horreur" se joue bien souvent sur des choses ou des sensations qui ne sont pas à leur place." 

15."Le Chant des Baleines" (Écarlates)

  Appoline est la petite-amie d'August, un chanteur, véritable objet de culte de nombreuses adolescentes. "Le Chant des Baleines" voit le quotidien de son héroïne se dégrader. Devient-elle paranoïaque, est-elle victime d'hallucinations ou est-ce qu'un piège lovecraftien est réellement en train de se refermer sur elle?

  "Elle ne cessait de penser à ces gens qui la reconnaissaient parfois dans la rue, qui la dévisageaient avec ces yeux...Ils lui inspiraient un profond malaise qui n'était pas seulement dû au fait qu'elle se sentait épiée. C'était leur façon de la regarder, les yeux étranges avec lesquels ils la fixaient. A de nombreuses reprises, elle avait tenté d'en parler à August, de lui donner des coups de coude quand cela se produisait, mais il n'avait jamais semblé s'en rendre compte, ni voir ce qu'elle voyait."

  Charline Quarré: "Le doute plane tout au long de cette nouvelle. Les choses que l’héroïne voit sont trop perturbantes pour êtres réelles, et paraissent à l’inverse trop réelles pour relever de l’invention."

14."Hécatombe" (Train Fantôme)

  "Hécatombe" est un subtil jeu constitué de dialogues nous informant des déboires d'une jeune femme nommée Hécate. A travers les jalousies et les médisances se profile quelque chose qui glisse du bizarre au sinistre pour enfin révéler son hideux bout de nez avec le point de vue de la principale intéressée.

  "En effet. Qui étranglerait un labrador? Drôle d'idée...
  -Je suis bien d'accord. Mais elle en était persuadée. D'après le vétérinaire, la pauvre bête est morte par asphyxie. Enfin, d'après Hécate qui rapportait les propos du vétérinaire. Elle disait que quelque chose avait étranglé son chien pendant la nuit.
  -Comment ça, quelque chose?
  -Oui, elle soutenait que ce n'était pas un être humain, mais elle n'était pas plus précise que cela. Elle devait être vraiment perturbée par sa fausse couche, tout s'éclaire..."

  J'ai choisi cet extrait surtout pour la dernière phrase qui allie médisance et psychologie à deux balles pour expliquer l'absurdité de l'incident rapporté. Personnellement, ça vaut une baffe, mais j'dis ça, j'dis rien...
  
  Charline Quarré: "Je trouve terrifiante l’idée d’un chien assassiné à la manière d’un être humain. Ça n’a rien de logique, c’est parfaitement insoutenable à imaginer."

13."Verre brisé à Dallas" (Train Fantôme)

  Édouard, installé à Dallas, Texas, appelle ses parents en France, une soirée de violent orage. Réveillée en pleine nuit, Nathalie ne comprend pas ses angoisses et son charabia. Pourquoi est-il si tourmenté par de simples photos encadrées et inoffensives?

  "Une fois diplômé, Édouard s'était éloigné d'un océan en s'installant à Dallas. "Dallas, comme le feuilleton", se vantait souvent Nathalie lorsqu'elle évoquait son fils devant des inconnus. A son grand regret, elle ne pouvait pousser l’orgueil à en dire plus car elle ne comprenait strictement rien à la profession de son fils. Elle ne pouvait pas non plus évoquer un futur mariage avec une ravissante Américaine car pour ce qu'elle en savait, Édouard était sans doute encore célibataire. Elle se contentait donc d'imaginer des héroïnes de romans à l'eau de rose se battre pour son fils jusqu'à ce que l'une d'elles remporte sa préférence."

  Je trouvais ces lignes parfaites pour donner consistance au personnage de Nathalie, son monde imaginaire et l'attachement inflexible pour son fils.

  Charline Quarré: "Ça illustre, sans aucune intention de le critiquer méchamment, le contraste entre les niveaux intellectuels de la mère et de son fils. Littéralement ici, c’est un fossé large comme l’océan."

12.Sans Issue (Train Fantôme)

  "Sans issue" raconte comment, en sortie de boîte, à quatre heures du matin, une jeune fille comme Laetitia, peut toujours être victime de noctambules un peu trop louches. Avant d'être sauvée de leurs griffes par un chauffeur de taxi bien urbain qui ne manquera pas de la ramener chez elle. Car le pire a été évité, non?

  "Je rentre seulement maintenant", écrivit-elle. Elle ajouta "La soirée s'est bien passée." Puis elle effaça le message. Trop sec. Ou trop banal. Ou trop informatif. Elle ne savait pas. Elle réfléchit un instant pour finalement le réécrire mot pour mot en concluant par "J'espère que mon message ne t'aura pas réveillé." Satisfaite, elle envoya le message."

  Je fais partie de ces gens qui réfléchissent trop avant d'envoyer un texto. Et comme j'ai un portable largement dépassé (il fait même pas la photo!), je mets un quart d'heure pour écrire ce que d'autres écrivent en dix secondes. C'est aussi un élément important dans la nouvelle.

  Charline Quarré: "A ce moment là de l’histoire, le personnage a encore du temps à perdre. Elle peut se permettre le luxe d’hésiter sur des mots futiles car dans les minutes qui suivront elle ne tapera sans doute plus jamais un texto de sa vie."

11.Fait Divers (Train Fantôme)

"Fait divers" est la suite de "Sans issue", non pas du point de vue de Laetitia, mais celui des deux agresseurs dont le coup a raté. On les retrouve le lendemain, encore déçus de leur échec. Auront-ils plus de chance avec cette petite bourgeoise qu'ils repèrent dans le métro? Quelqu'un va pouvoir se défouler, mais qui?

  "Une pluie irrégulière arrose le quartier. La jeune fille martèle le sol de ses talons. Pas avec le déhanché d'une femme fatale mais à petits pas nerveux. Des pas presque maladroits, encore un peu adolescents, pas encore rodés aux talons hauts. La neige dégueulasse qui a fondu lui renvoie son reflet déformé sur le trottoir.
  La rue est déserte, à peine éclairée par les lampadaires aux halos paresseux. Elle projette son ombre sur les murs de graffitis sans se retourner. Eux font bien attention à ne pas faire de bruit derrière elle et à garder la distance qui laisse place au doute."

  J'aime bien ces détails sur sa démarche, ça lui donne une attachante innocence. "Elle projette son ombre", par contre, n'est pas là par hasard...

  Charline Quarré: "Si ce genre de scène ne pouvait être que fiction … Mais non, de jour ou de nuit une femme dehors est toujours une proie potentielle, c’est une bien triste réalité."
 
10.Train Fantôme (Train Fantôme)
 
  Train Fantôme débute avec la nouvelle éponyme, dans laquelle Olivier amène ses enfants Chloé et Lucas à la fête foraine. Sa femme s'est absentée et cette petite sortie est déstabilisante pour la paternité d'Olivier, lui qui n'a pas l'habitude de s'occuper seul de ses enfants. Lucas est très attiré par l'attraction du train fantôme qui lui donnera à coup sûr des cauchemars, et Olivier est déterminé à lui refuser. Un malaise diffus et progressif s'installe à mesure que l'agaçant caprice de Lucas se mêle à une inquiétude tout aussi insistante pour Olivier, provoquée par des personnages inquiétants.

  "Chloé et Lucas jouaient bruyamment dans l'étroite cabine de Plexiglas. Ils s'étaient mis en tête de courir autour des jambes de leur père malgré le manque d'espace. [...] Chloé s'accrocha au tee-shirt de Lucas. Il repoussa sa sœur qui alla se cogner la tête contre la paroi. Elle attendit naturellement quelques secondes en silence, le temps de décider s'il fallait pleurer ou non. Elle opta pour les larmes et commença à geindre.
  "Ça suffit!" s'énerva Olivier qui souleva Chloé pour l'asseoir sur l'exemplaire corné des Pages Jaunes de la tablette métallique."

  Ceux qui ont connu cette fameuse cabine téléphonique à pièces, ne me contrediront pas si je leur dis que ce passage fait remonter les souvenirs avec efficacité. C'est une des choses qui m'a accroché dès le début dans ta manière de raconter. Ça touche une corde sensible.

  Charline Quarré: "J’ai une vraie nostalgie des années 80/90. Je transpose mes histoires à ces époques dès que c’est possible. Cela permet d’évoquer des objets qui sont aujourd’hui proche de la relique. Ici la cabine téléphonique et l’exemplaire des Pages Jaunes. D’ailleurs, dans Made In Hell, aucune histoire ne dépasse l’an 2000."

9.Écarlates (Écarlates)

  Cette nouvelle éponyme est particulière à plusieurs niveaux. On retrouve tout d'abord l'esprit des romans A Contre-Jour et Pas ce Soir, c'est-à-dire cette veine réaliste, centrée principalement sur les relations compliquées entretenues par un groupe de jeunes gens. Deuxième point, au gré d'une bande-son dont on appréciera la variété (faites attention à certains titres... ils pourraient avoir un sens caché dans la cohérence du récit), quelque chose plane au-dessus de la nouvelle, quelque chose d'indicible mais d'inévitable qui forcent les personnages aux confidences, aux réconciliations, aux épiphanies. Et la fin brutale peut être lue de plusieurs façons. On peut la lire telle qu'elle apparait, brute, sans concession et inexplicable, comme une nouvelle d'horreur en fin de compte. Et on peut aussi y voir la résonance à une préoccupation contemporaine bien trop réelle.

  "Tout ce monde s'agite sous leurs yeux, aussi superficiel que profond, chargé de vivre et enivré de promesses. Une foule dense habitée de névroses et de rêves, d'âmes dures et de cœurs fragiles, de petites misères égotistes et d'élans fraternels, elle bouge comme un rythme cardiaque, un un sursaut de vie furieux. Et cela s'agite, la sueur dans les cheveux, les volutes de Marlboro, les fatigues essoufflées sur la piste, les éclats de rires, les éclaboussures et les bousculades involontaires."

  Je n'aime pas la foule et encore moins les boîtes de nuit. Mais en observant ce genre de scène, je ressens parfois une affection envers tous ces gens que je peux croiser sans jamais leur parler ni les revoir.

  Charline Quarré: "Si on cherche bien, on retrouve ce genre d’ambiance, parfois, dans des lieux ou des moments superficiels. C’est rare mais ça arrive."

8."Itinéraire Bis" (Écarlates)

  On ne sait jamais où mènent les déviations, demandez à David Vincent et à Jess, l'héroïne d'"Itinéraire Bis". Après une visite à ses grands-parent, le long chemin de retour est ponctué de petites galères qui se transforment progressivement en de monstrueuses visions.

  "La petite Fiat rouge de Jess s'éloignait sur le chemin de graviers tandis que ses grands-parents agitaient leurs mains depuis le perron de la vieille maison disparaisse du champ de vision de ses aïeux. Comme à chaque fois, il fallait agiter la main jusqu'au bout. Cela faisait partie des règles non écrites auxquelles tout manquement aurait été considéré comme un outrage."

  Tout comme la scène de la cabine téléphonique dans "Train Fantôme", ces lignes sont comme un voyage dans mon passé. Elles m'évoquent les fins de week-end dans un patelin du Loiret, quand mon père faisait une manœuvre pendant laquelle mes grands-parents et nous mêmes nous disions au revoir de la même façon. Enfant, je ne la voyais pas comme une contrainte. C'était comme un jeu.

  Charline Quarré: "C’est une coutume familiale d’agiter le bras jusqu’à disparition totale de la voiture lorsqu’on s’en va. Et, parait-il, pas uniquement dans ma famille. On ne sait pas quand on se reverra, alors il devient indispensable de faire tout ce cirque."

7."Pas dans un train vide" (Train Fantôme)

  Pour ceux qui connaissent la vie en banlieue parisienne, le RER ne manque pas de sujets d'inquiétudes: celle d'être chopé par les contrôleurs pour les fraudeurs, celle d'arriver en retard à sa destination, celle d'être l'une des malchanceuses victimes d'un attentat aveugle... "Pas dans un train vide", ce sont quelques minutes de quelques tranches... de vie, pour lesquelles un agaçant tunnel un peu trop long n'est que le début du cauchemar.

  "Le fraudeur, resté debout, ressort le téléphone de sa poche. Toujours pas de réseau. Le message à son frère n'est pas parti dans la foulée. Pourvu qu'il n'y ait pas d'agent à sa station, pourvu qu'il ne se prenne pas une saloperie d'amende. Et putain, qu'est-ce qu'il est long, ce RER de merde. Il approche le visage de la vitre pour estimer la vitesse de la rame. Le train roule pourtant à vive allure. Énervé, le fraudeur s'impatiente, tape frénétiquement du pied par terre."

  Charline Quarré: "C’est trivial, un trajet en transport en commun. Comme beaucoup de choses dans mes histoires. Mais c’est justement lorsque l’horreur intervient dans le quotidien et l’ordinaire qu’elle fonctionne le mieux." 

6."Les Bleus" (Train Fantôme)

  Dans "Les Bleus", c'est une mère, Jeanne, qui en l'absence de son mari, s'occupe seule de sa fille Claire. De sournoises ecchymoses font leur apparition sur la peau de la fillette et Jeanne pense toute de suite que le problème vient de l'école. Vous savez, les enfants sont parfois cruels entre eux. Il est inconcevable de croire Claire quand elle affirme que Candice est la coupable. Ce n'est qu'une poupée offerte par une vieille tante... 

  "Laissée seule, elle s'approcha de la tente et fut copieusement dévisagée par une dizaine de femmes élégantes. Elle leur adressa un timide bonjour en plissant les yeux à la recherche d'Isabelle. Elle se sentait mal à l'aise, ne pouvait s'empêcher de se comparer. Henri avait beau la mettre à l'abri du besoin, il ne le faisait apparemment pas au même niveau que les époux de ces femmes pour qui l'opulence paraissait être la moindre des choses. Certes, Jeanne martyrisait ses pieds dans ses escarpins Chanel, mais elle n'en avait qu'une paire qu'elle ne sortait que pour les grandes occasions. Elle se sentait aussi honteuse d'avoir elle-même cousu sa robe à partir d'un modèle découpé dans le Figaro Madame l'an dernier. Elle avait peur que cela puisse se deviner. Et de paraître ridicule."

  Ce sentiment de ne pas être à sa place m'est tellement familier que j'en éprouve une forte empathie pour ce personnage qui n'est pas au bout de ces soucis.

  Charline Quarré: "C’est une sortie de zone de confort progressive avant une perte de contrôle en bonne et due forme."

5."Démonstration" (Écarlates)

  "Démonstration", récit majoritairement réaliste, voit Claude Boulay, un employé de bureau un peu insipide et bonne poire se retrouver tout seul dans son entreprise pour un caniculaire mois d'août. Dans son isolement, la douleur de son divorce et la perte de ses filles tourne dans esprit. Une folie créatrice soudaine va s'emparer de lui, tel un baron Frankenstein moderne. Avec comme point fort la description de cette progressive descente de cet anti-héros pathétique dans une démence irréversible. Ce qu'il y a d'également remarquable c'est cet élément du dénouement que l'auteure oublie volontairement d'expliciter, d'où une ambiguïté qui laisse, comme pour "Écarlates", l'interprétation ouverte.

  "Un bruit de chasse d'eau, un bruit de verrou. Il manquait juste le bruit du robinet entre les deux. Et quelques secondes plus tard, ce fut Franck, l'un des commerciaux, qui s'arrêta devant l'encadrement de la porte. Claude eut le temps de penser que si son bureau n'avait pas été situé à côté du cabinet de toilettes du fond du couloir, il serait fort probable qu'il passe tout à fait inaperçu dans cette petite entreprise."

  Charline Quarré: "Cette dernière phrase pose à elle seule le statut du personnage dans la société où il travaille. Un élément de décor, ou presque, car il n’a pas un physique particulièrement attrayant. Bref personne n’a envie d’être à sa place."

4."La Fuite" (Écarlates)

  La multiplicité des points de vue de "Pas dans un train vide" et la frénésie du "Moulin à Purée" fusionne dans la dernière nouvelle du recueil Écarlates. Fort d'une narration étoffée qui donne au texte une ambiance à la Amytiville, "La Fuite" est l'une de ces variante hybride entre maison hantée et slasher, authentique défouloir que les aficionados d'horreur classique apprécieront.

  "Il ouvrit la porte des toilettes qui grinça comme un rire de sorcière et referma la porte derrière lui. Il avait toujours trouvé cette pièce étrange, illogique. Le siège trônait tout au fond d'un étroit rectangle. Il fallait bien avancer de cinq ou six pas pour l'atteindre une fois la porte fermée. "C'est dommage, cet espace perdu", avait-il entendu chuchoter sa mère lors de leur seconde visite de ce nouvel appartement."

  Charline Quarré: "J’ai voulu rendre les dimensions illogiques car ce genre de perte de repères dans l’espace est assez dérangeant et ici, prépare bien le terrain pour ce qui va se passer ensuite."

3."Made In Hell" (Made In Hell)

  Tous recueils confondus, voici la nouvelle la plus longue. On peut même dire que c'est une novella, cette forme de récit entre la nouvelle et le roman. On y suit quatre ados à la personnalité marquée, réunies dans une amitié relative. A l'occasion d'une fête annuelle d'un village voisin, l'ambiance réaliste glisse progressivement vers une apocalypse à grand spectacle, très cinématographique. L'un des récits les plus prenants qui mérite largement d'être sur le podium.

  "Plus loin devant elle, une jeune femme se grattait le bas du dos en tenant son petit ami par la taille de sa main libre. Une autre, d'une cinquantaine d'années, griffait consciencieusement son épaule en regardant un groupe de jeune gens chanter faux devant un karaoké, un peu plus loin, la vendeuse d'un stand de jouets en bois soulageait une démangeaison sur son ventre. Tous se griffaient de concert, et dans l'indifférence générale. Adrien avançait sans rien remarquer. Est-ce que c'est moi qui invente? Elle jeta un coup d’œil à Linda qui se grattait des deux mains."

  A ce moment, il n'y a plus de retour possible, le pire est encore à venir et c'est irréversible.

  Charline Quarré: Ce genre de passage, s’il est facile à écrire dans les faits, est assez désagréable à devoir visualiser dans l’idée de le décrire avec des mots. Ici encore c’est soft, mais certaines scènes d’autres histoires ont été particulièrement éprouvantes à rédiger. Mais je ne me plains pas, sinon j’aurais choisi un autre genre de littérature. 

2."Le Moulin à purée" (Train Fantôme)

  Dans "Le Moulin à purée", Norman va faire connaissance de ses beaux-parents et de leurs goûts culinaires. Certainement la nouvelle la plus gore de Train Fantôme ou l'action et l'humour noir font bon ménage. Contrairement à celui que Norman s'imaginait en compagnie d'Emma. Ces pages sont si frénétiques que l'on ne serait pas contre une adaptation en court-métrage.

  "Parmi des épluchures d'oignons et d'échalotes, des morceaux de persils avaient été semés jusqu'au mixer ouvert dans lequel avait été broyée une mixture à base de légumes verts. Divers récipients de condiments entouraient la planche à découper sur laquelle était déposée une pièce de viande blanche que Norman n'identifia pas tout de suite. De loin, cela ressemblait à une cuisse de dinde, mais la forme était inhabituelle. Probablement une volaille rare et hors de prix achetée directement chez les grossistes qui fournissaient les nombreux hôtels de luxe de la région."

  Tout est normal dans cette description... à part le mot "inhabituelle"...

  Charline Quarré: "Je ne me suis pas foulée pour cette scène car c’est un cauchemar que j’avais fait. En revanche j’ai du inventer un autre personnage, ainsi que la suite de l’histoire."

  1."Les Itinérants" (Made In Hell)

  Aussi aboutie que "Made In Hell", bien que plus courte, "Les Itinérants" est une petite perle. Les horreurs du passé poursuivent Jacob et il craint pour sa petite fille qu'il doit emmener chez sa grand-mère pour des raisons pratiques. Un mélange entre l'ambiance angoissante des "Bleus" et la folie rampante de "Démonstration".

  "Rien n'avait changé, ici non plus. Les attractions étaient restées plantées aux mêmes emplacements. Çà et là, des panneaux de bois avaient été remplacés, des poteaux de portiques avait été renforcés et les jeux, repeints depuis son enfance, recommençaient à s'écailler à la surface. Il fit tourner la toupie. Elle grinçait toujours. Il parcourut des yeux le portique aux deux balançoires suspendues à des chaînes, les deux toboggans usés au milieu, là où des centaines d'enfants s'étaient laissés glisser des centaines de fois, la balance sous laquelle la terre était creusée à force d'impacts, les trois chevaux sur ressorts, et le bac à sable d'où émergeaient quelques brindilles."

  Charline Quarré: "C’est toujours à la fois très émouvant et très frustrant de revenir sur un lieu de son enfance. Je fais partie de ces personnes qui supportent mal les changements, du coup je les remarque immédiatement. Le héros de l’histoire aussi les remarque tout de suite, mais pour des raisons un peu plus obscures."

  Vous trouverez des détails supplémentaires de la part de l'auteure car les trois recueils s'achèvent avec quelques notes sur chaque nouvelle. On y apprend surtout que celles-ci sont inspirées de cauchemars, d'épisodes vécus ou de certaines angoisses ou peurs personnelles. Mais une des démarches de Charline Quarré est aussi de rendre hommage en toute humilité aux auteurs qui incarnent la littérature d'épouvante/horreur. Et de les remercier d'avoir bousculer son imaginaire au point de l'avoir poussée à s'être lancé dans l'écriture. Elle cite directement Dean R. Koontz, Graham Masterton, Stephen King et Howard Phillips Lovecraft mais les connaisseurs penseront également à Fredric Brown, Richard Matheson ou Clive Barker.
  Les mordus, les initiés du genre ne peuvent qu'arborer un sourire gentiment ironique en retrouvant les ficelles du genre. Il serait faux d'affirmer qu'on ne décèle aucun défaut. Certaines phrases en trop peuvent parfois nuire légèrement à la chute ("Train Fantôme" et "Sans issue" par exemple) et la fin du "Chant des baleines" peut être contestée pour d'autres raisons. Plus subjectivement, les lecteurs masculins peuvent être agacés par les teintes girlie que prennent parfois les intrigues ("Hécatombe", "Le Chant des Baleines" ou "Sacrifices").
  Mais à part ces petits chipotages, l'auteure réussit à donner assez d'originalité pour à la fois éviter le déjà-vu et écrire avec sincérité, de ne pas s'imposer à coups de phrases alambiquées destinées à impressionner. Cette même sincérité, qui imprégnait déjà ses deux romans, consiste à dissimuler, derrière ses phrases trompeusement simples, une observation perspicace du quotidien. Se manifeste alors la maîtrise d'une angoisse qui s'annonce, fait mine de s'estomper pour laisser des dégâts inattendus. Oh ne vous inquiétez pas, le sang éclabousse bien les pages. Vous éprouverez les mêmes petits frissons qu'à l'époque où vous mentiez à vos parents ("mais non, ça ne fait pas peur!") lorsqu'ils vous interdisaient de vous plaindre d'être tourmentés par des cauchemars et de n'en plus pouvoir dormir.

  Train Fantôme, Écarlates et Made In Hell sont donc de très bons dosages de suspense psychologique et de gore assumé. Il ne peut fonctionner que si l'on donne corps à une ambiance où le réalisme menace de voir son cadre où il est confiné se fissurer progressivement, laissant pernicieusement pénétrer le bizarre, l'horrible et tous leurs cousins. Et il n'y a pas le temps de se demander pourquoi, pas d'explication tout court, d'ailleurs.
  Charline Quarré, tout en mélangeant les époques (avec les références culturelles qui vont avec) dépeint le quotidien de ses personnages par petites touches reconnaissables, des attitudes de gens normaux, des détails dans lesquels on se reconnait et qui peuvent même agir comme des madeleines de Proust pour certains... l'attachement avec les personnages est du coup d'une efficacité indéniable, surtout quand il s'accompagne parfois de légers traits humoristiques. Le lecteur est autant pris au piège que les victimes de chaque histoire... avec moins de conséquences fâcheuses... quoique... elles pourraient jouer sur les esprits trop influençables...
  
  Cet article n'est pas terminé: je suis content de vous soumettre en bonus une série de question à laquelle Charline Quarré a eu la gentillesse de répondre:
  
1.Quand et comment t'es venue l'idée d'écrire et de te lancer dans la publication? 

  Charline Quarré: J’écris depuis que je sais tenir un crayon, c'est héréditaire. Mon grand-père à écrit une vingtaine d’ouvrage sur l’art, mon père quelques uns sur la stratégie, et c’est finalement assez naturellement que j’y suis venue, mais en faisant de la fiction. J’ai toujours écrit, mais je le faisais pour moi, dans mon coin. Ce sont des proches qui m’ont encouragée à publier, je crois que je n’y avait pas pensé toute seule et avec le recul, ça me parait absurde. 

2.Tes recueils sont radicalement différents de tes premiers romans. Pourquoi un tel choix? 

  Charline Quarré: Mes deux premiers romans étaient assez proches de l’auto-fiction. Je pense que j’ai du avoir besoin de me débarrasser de choses et d’autres pour avancer et passer à la fiction pure et dure.  

3.Comment décrirais-tu la façon dont ton écriture a évolué au fil des trois recueils?

  Charline Quarré: Quand j’ai décidé d’écrire Train Fantôme, je ne savais pas du tout où j’allais. J’étais assez angoissée. Je ne savais pas si j’étais capable d’écrire de l’horreur. Je ne savais pas si j’étais douée avec la fiction pure. Je n’avais jamais écrit ni de nouvelles, ni de textes au passé simple. J’avais peur de perdre mes lecteurs qui m’avaient connue avec un genre bien différent. De plus, j’avais choisi un genre littérature parfaitement méprisé en France. Si la littérature d’horreur est un genre à part entière et est respecté dans les pays anglo-saxons, il est un sous-genre du fantastique en France, car nous avons la littérature contemporaine prétentieuse. Alors pour prendre le moins de risques possibles, j’ai opté pour de nombreuses histoires courtes, de façon à ce que les lecteurs puissent passer de l’une à l’autre si cela s’avérait être un fiasco. Et à l’inverse de mes craintes, Train Fantôme a été un succès. Forte de cette petite victoire et mise en confiance, j’étais plus à l’aise pour continuer avec ce genre, écrire des nouvelles plus longues et plus denses. La différence entre la rédaction d’Écarlates et celle de Train Fantôme aura été l’épaisseur de mes doutes. Cependant, ils ne disparaitront jamais vraiment ! Quant à Made In Hell, je ne me suis quasiment pas vue l’écrire, tant l’exercice a été facilité par ses deux prédécesseurs. La différence est que les nouvelle sont plus denses encore.

4.Que penses-tu de mon classement?

  Charline Quarré: C’est toujours subjectif, mais je suis ravie de constater que dans les quatre premiers, on retrouve au moins une histoire de chaque recueil. De mon côté, on m’a le plus souvent cité "Le Moulin à purée" , «"Écarlates", "La Fuite" et "Sacrifices" comme les histoires les plus marquantes.

5.Question purement technique, ces recueils ne sont disponibles que sous forme numériques? Où se les procure-t-on (un peu de pub!)? J'ai mis tout ce temps à écrire un article sur Train Fantôme parce que je suis un lecteur "à l'ancienne". Seront-ils un jour publiés en format papier?

  Charline Quarré: Ces trois derniers livres ne sont effectivement disponibles que sous le format numérique. On peut les acheter sur Kindle (Amazon), Kobo (Fnac) et iBooks (Apple). Il faut que je m’occupe de la sortie papier parce qu’on me le réclame régulièrement.  

(Je me permets de rajouter que chaque recueil ne coûte que 0,99€. Moins de 3€ pour 17 nouvelles, c'est un investissement qu'il serait dommage de ne pas envisager de la part des mordus d'épouvante.)

6.D'autres projets en tête? Vu que les nouvelles se rallongent de plus en plus, penses-tu à un roman d'horreur, t'en sens-tu capable? ou la forme de la nouvelle te correspond le mieux?

  Charline Quarré: Oui, celui de continuer dans cette veine. Concernant un hypothétique roman d’horreur, cela a failli être le cas avec la nouvelle "Made In Hell". J’y pense, je suis prête, mais je n’aime pas parler de ce qui n’est pas encore fait.

7.Exceptée l'horreur/épouvante, de manière plus générale quels sont les trois auteurs qui t'ont le plus marquée ? 

  Charline Quarré: Valérie Valère, Tom Sharpe et Victor Hugo. 

8.Quels sont tes trois romans préférés (hors épouvante)?

  Charline Quarré:  Outrage public à la pudeur de Tom Sharpe, Les misérables de Victor Hugo et « Rien de grave de Justine Lévy

9.Quels sont les romans d'épouvante qui t'ont le plus marquée?
  
  Charline Quarré: La nuit des cafards de Dean R. Koontz, Hel de Graham Masterton, Salem de Stephen King, car c’est par ce roman que je l’ai découvert, bien avant son prodigieux Ça, qui est un monument de littérature d’horreur 

10.Tes films d'horreur préférés?

Charline Quarré:  Il est revenu de Tommy Lee Wallace, The Eye de Danny Pang,  Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg, Suspiria de Dario Argento, Dagon de Stuart Gordon, Shining de Stanley Kubrick, It Follows de David Robert Mitchell et Rosemary’s Baby de Roman Polanski 

11.Si on te donnait tous les moyens pour le faire, quelles sont les trois nouvelles dont tu aimerais voir une adaptation en court-métrage (tu as le droit à deux mentions spéciales si tu as du mal à choisir)?

  Charline Quarré: Les nouvelles que je pense le mieux adaptables à l'écran sont "Le moulin à purée" de toute évidence. Viendraient ensuite sans doute "La Fuite" et "Le chant des baleines". En mentions spéciales, je dirai "Démonstration" et "Hécatombe". Je n'ai qu'une évidence cinématographique, c'est "Le moulin à purée". Le reste n'est pas très objectif, ce sont plutôt des préférences. Quoi que "Made in Hell" ou "Sacrifices" pourraient être également de gros gros délires à l'écran!

Merci mille fois, Charline!

lundi 21 octobre 2013

Rentrée Littéraire 2013 - 8ème partie: Bleu Corbeau (Adriana Lisboa), Arvida (Samuel Archibald) et Sous la terre (Courtney Collins)


Bleu corbeau (Titre original: Azul-corvo) de Adriana Lisboa

Je ne me souviens pas avoir lu beaucoup de romans brésiliens. Heureusement qu'il existe une collection "Bibliothèque brésilienne" chez la très sympathique maison Métailié. Je ne pouvais pas faire cette série sans y inclure un titre de chez eux. Il se peut que je récidive dans une des prochaines parties.

Evangelina, 13 ans, a vécu avec sa mère, Suzana, femme libre qui n'a vécu avec des hommes que sur de courtes périodes de sa vie, et n'a jamais connu son père. Mais un des hommes de la vie de Suzana lui est resté loyal et, à la naissance d'Evangelina, a accepté de signer les papiers officiel en tant que père. Après la mort de Suzana, l'adolescente est recueillie par Fernando et elle doit partir du Brésil pour se rendre à Lakewood au Colorado.

Tout en faisant des recherches pour rechercher son vrai père, Daniel, qui avait rompu tout contact avec Suzana, Evangelina écoutera les confidences de Fernando sur sa vie passée en tant que guérillero. S'entremêlent donc de violentes péripéties au fin fond de la forêt amazonienne et ses réflexions de jeune fille déracinée. Elle se liera d'amitié avec un voisin salvadorien, plus jeune qu'elle, Carlos.

Le point de vue d'Evangelina occupe la majeure partie du roman. Elle attire la sympathie du lecteur immédiatement avec ce mélange de naïveté et de douce lucidité, propre à l'adolescente qui est en train de devenir femme. Ses remarques sont surtout centrées sur les différences des civilisations brésilienne et américaine sans jugement, plutôt avec l'ouverture d'esprit que sa mère lui a inculquée. Le passé de Fernando, de son nom de guerre Chico, fait contraste avec les phrases élégantes, poétiques même, qui truffent Bleu corbeau. Qui est le second roman d'Adriana Lisboa publié par Métailié après Des Roses rouge vif en 2008. Une auteure que je ne suis pas déçu d'avoir découverte.

Arvida de Samuel Archibald

Il y a deux choses que j'ignorais avant de commencer cet ouvrage. J'avais survolé le quatrième de couverture sans réaliser deux choses: il s'agit de nouvelles et l'auteur est québécois. Et donc, sans le faire exprès, j'ajoute à la diversité géographique de cette série. Arvida a d'ailleurs été déjà publié au Canada en 2011 chez Le Quartanier, un éditeur de là-bas. Cette première oeuvre de fiction a attiré l'oeil de Phébus et c'est une belle découverte.

Comme l'indique le titre, le fil rouge du recueil est cette ville, Arvida, située dans la région du Saguenay au Quebec. Trois histoires du recueil  ("Mon père et Proust", "Foyer des loisirs et de l'oubli" et "Madeleines", groupés dans un cycle intitulé ARVIDA) sont en fait des textes autobiographiques où l'auteur raconte souvenirs d'enfance (une partie de hockey épique, comment sa vocation d'écrivain lui est venue...) ainsi que l'origine de la ville, bâtie en 1926 et en 135 jours afin d'accueillir les ouvriers d'une importante usine d'aluminium.

Qui dit Quebec, dit forcément différences de langage avec le français de France. Dans l'ensemble, c'est presque imperceptible. C'est dans "América" que le lecteur français peut se perdre le plus. Dans cette histoire, des amis (dont un boulet junkie) essaient de faire passer la frontière américaine à une latina. Ils accumulent les erreurs. Mais revenons au différences de langage. "América" en est truffée et pour le coup, l'éditeur français aurait pu mettre quelques notes de bas de pages. Même si l'on comprend certains termes par déduction (mots anglais francisés ou le contexte des phrases par exemple), d'autres restent obscurs pour celui qui n'a pas l'habitude.

Ce qui saute aux yeux en premier c'est la syntaxe et l'utilisation très régulière dans quasiment toutes les histoires de "pis" au lieu de "et" ou "puis". C'est dans "Antigonish", très agréable histoire de ces deux canadiens qui parcourent les routes des Etats-Unis pour le plaisir, que j'ai trouvé les premiers termes que l'on n'utilise jamais en France mais que l'on peut comprendre. Je suppose que qu'être "en retard sur la cédule" (très probable francisation du mot anglais "schedule") signifie être en retard sur le programme, le plan. Plus facile: "On va arriver là à la noirceur" pour dire le soir ou la nuit. Vous le comprendrez, ça ne gênera pas plus la lecture que ça, vous pourrez sans problème apprécier le recueil sans trop vous gratter la tête ou le menton (ou ce que vous voulez) de perplexité.

Restons sur "Antagonish" puisqu'y est introduit une ambiguïté qui se rapporte au domaine du fantastique. Le narrateur a-t-il vu ou seulement imaginé cette fille au manteau rouge et robe blanche sur le bord de la route?Samuel Archibald, selon la courte biographie du quatrième de couverture, "donne des cours à l'Université du Quebec à Montréal" sur entre autres "le cinéma d'horreur". Il n'est donc pas étonnant de découvrir dans le recueil des choses qui y sont liés de près ou de loin. L'exemple le plus parlant reste "Jigai", l'histoire (qui se situe exceptionnellement au Japon) dérangeante (et crade) de deux femmes, Reiko et Misaka, qui s'enferment dans une maison pour s'entre-mutiler des pires façons jusqu'à en propager ce goût macabre dans l'esprit des femmes du village. Dans un genre plus psychologique, on retrouve le thème de la maison hantée dans "Chaque maison double et duelle", où le narrateur voit son foyer péricliter à cause du penchant prononcé de sa femme pour le paranormal, qu'elle transmet à leur fille. La maison qu'il achète et rénove cache bien entendu une tragédie qui reste inexpliquée et un pentagramme gravé sous un lit n'arrange pas les choses. On retrouvera bien d'autres éléments proches du fantastique tout au long des pages, mais ils restent mineurs (cauchemars, superstitions...), l'ensemble du recueil demeurant tout à fait terre-à-terre.

Dans un second cycle de trois nouvelles (SOEURS DE SANG), la plus marquante, "L'Animal", raconte comment un homme apprivoise dans l'illégalité un ourson qu'il est obligé de tuer à cause des problèmes qu'il finit par causer une fois adulte. Mais, le point de vue d'une petite fille permet d'aborder un autre sujet grave.
"Les derniers-nés" est avec "Antagonish", l'une de mes nouvelles préférées. Elle démarre comme un mini-polar qui semble prendre un mauvais chemin mais termine avec beaucoup d'ironie. Raisin fait un deal avec Martial qui le paie pour assassiner Sanguinet, le bookmaker.

Même les nouvelles sur lesquelles je ne m'attarderai pas sont d'une qualité indéniable, elles ont chacune leur place. J'ai dévoré le recueil en deux jours seulement, emporté par une écriture à la fois dépaysante par le langage et familière par son réalisme et ses personnages simples mais touchants. Au final, Samuel Archibald signe avec Arvida une promesse pour le lecteur qui le découvre. Celles de futures publications aussi remarquables.


Sous la terre (Titre original: The Burial) de Courtney Collins

Premier roman de cette australienne publié par Buchet Chastel, il serait inspiré de la vie réelle de Jessie Hickman, première bushranger, terme qui désignent les hors-la-loi, souvent fugitifs, qui se servaient du bush pour échapper aux autorités.

Jessie à peine sortie du pénitencier dans lequel elle était incarcérée pour vol de chevaux, voit sa vie liée à celle de Fitzgerald Henry (Fitz pour les intimes). Celui-ci révèle vite son visage d'ordure, la battant et la piégeant dans une machination à la suite de quoi elle ne peut refuser un mariage forcé. La première partie du roman raconte comment Jessie décide d'agir de façon radicale.

Elle était censée attendre la venue de Jack Brown, métis aborigène et collaborateur de Fitz pour s'enfuir avec lui. Mais elle change ses plans et s'enfuit avec Houdini, son cheval, dans la nature australienne. De son côté, Jack Brown s'associe à Andrew Barlew, un shérif totalement dépassé par ses fonctions et instable pour partir à la recherche de Jessie.

La narration revient parfois sur le passé de Jessie, qui s'est entre autres lié d'amitié avec un gamin alors qu'elle parcourait l'Australie avec un cirque itinérant. Celui-ci ne pouvait continuer à tourner pour différentes raisons, elle se sera par la suite reconvertie au vol de chevaux.

Sous la terre n'est pas plus difficile que ça à résumer. Mais il se révèle d'une efficacité imparable. Au cours de sa fuite, Jessie fait la rencontre de personnages qui joueront bien sûr leur rôle: ce couple de vieux dont l'attitude envers elle est diamétralement opposée (l'homme est hostile, la femme bienveillante) et ce gang de voleurs de chevaux qui se cache dans la montagne et sera la cause d'une chasse à l'homme désordonnée mais déterminée.

Il y a deux choses sur lesquelles je pense nécessaire de m'arrêter. Premièrement, ce "Prélude à la mort" qui entame le roman: il s'agit d'une sorte de mini-nouvelle mettant en scène le magicien Harry Houdini lors d'une de ses performances. Très appréciable, mais il ne faut pas s'attendre à retrouver le magicien, même sporadiquement, au fil du roman. Ce sera sa seule apparition, et il ne reviendra que sous la forme du nom du cheval de Jessie. Secondement, l'originalité de Sous la terre réside dans le point de vue: la majeure partie du roman est apparemment à la troisième personne mais c'est bien à la première personne que le narrateur nous rend compte des péripéties. C'est un personnage bien particulier. Je préfère vous laisser la surprise, que vous découvrirez très tôt. Juste un petit indice, ça explique le titre original (The Burial), autant que le titre français.

Après le Brésil d'Adriane Lisboa et le Québec de Samuel Archibald, cette Australie de Courtney Collins achève ce presque tour du monde de bien belle façon. Je m'amuse toujours de trouver des correspondances, mineures ou pas, entre les romans que je lis pour cette série d'articles. En effet, en plus du cirque déjà entrevu dans La fabuleuse histoire du clan Kabakoff de Steve Stern, Sous la terre peut être rapproché du Faillir être flingué de Célina Minard, puisqu'on peut après tout le qualifier de western à l'australienne. Ce premier roman marquant n'est certainement pas de ceux que je regrette d'avoir choisi. C'est une rude et puissante chevauchée poétique que nous offre Coutney Collins.

-Bleu corbeau, Adriana Lisboa, Métailié, coll. "Bibliothèque brésilienne", 18€. Traduit du brésilien par Béatrice de Chavagnac.
-Arvida, Samuel Archibald, Phébus, 18€. Traduction du québécois par vous-mêmes.
-Sous la terre, Courtney Collins, Buchet Chastel, 21€. Traduit de l'anglais (Australie) par Erika Abrams.

1ère Partie
2ème Partie
3ème Partie
4ème Partie
5ème Partie
6ème Partie
7ème Partie
9ème Partie
10ème Partie
11ème Partie

Classement provisoire:
24.Les Impostures du réel de Frédérick Tristan.
23.Les Disparus de Mapleton de Tom Perrotta.
22.La Lettre à Helga de Bergsveinn Birgisson.
21.L'extraordinaire voyage du Fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea de Romain Puértolas.
20.Hell de Yasutaka Tsutsui.
19.La Conjuration de Philippe Vasset.
18.Intermède de Owen Martell.
17.Uniques de Dominique Paravel.
16.Les Fuyants d'Arnaud Dudek.
15.Manuel El Negro de David Fauquemberg.
14.Courir sur la faille de Naomi Benaron.
13.Bleu corbeau de Adriana Lisboa.
12.En mer de Toine Heijmans.
11.Volt d'Alan Heathcock.
10.La Saison de l'ombre de Léonora Miano.
9.La fabuleuse histoire du clan Kabakoff de Steve Stern.
8.Folles de Django d'Alexis Salatko.
7.Le Premier vrai mensonge de Marina Mander.
6.Les évaporés de Thomas B. Reverdy.
5.Arvida, Samuel Archibald.
4.La Cravate de Milena Michiko Flasar.
3.Faillir être flingué de Céline Minard.
2.Sous la terre de Courtney Collins.
1.Un Monde beau, fou et cruel de Troy Blacklaws.

lundi 23 septembre 2013

Rentrée Littéraire 2013 - 5ème Partie: Uniques (Dominique Paravel), Volt (Alan Heathcock) & Folles de Django (Alexis Salatko)

Avec cette cinquième partie, j'ai atteint mon objectif premier. Le mois de septembre n'étant même pas achevé et vu que je me suis donné jusque fin novembre (pourquoi pas continuer sur décembre? on verra...) pour chroniquer ma partie personnel de cette rentrée, la série continue pour au moins cinq parties de plus. 30 ouvrages sur 555, c'est déjà pas mal et si je peux en faire plus, je ne me gênerai pas. Le classement est toujours en fin d'article.


Uniques de Dominique Paravel:

Au rayon premier roman chez un petit éditeur, Uniques n'est pourtant pas la première publication de Dominique Paravel chez Serge Safran. Remarquées et primées, ses Nouvelles vénitiennes (2011) ont eu leur petit impact. Peut-être que vivre vingt ans à Venise vous aide à transcrire l'ambiance d'une ville si archétypale. Je ne peux pas parler davantage du recueil, becoz il me reste encore à le lire, mais je me rattrape avec ce premier roman.

Uniques a aussi en grande partie pour cadre une ville, une seule rue même. Nous sommes le 6 janvier, l'Epiphanie, à Lyon, là où l'auteur à vécu sa jeunesse (selon la bio en quatrième de couverture), dans la rue Pareille où se croisent plusieurs personnages qui ne se connaissent pas. Une petite foule dont on découvre les individualités, les préoccupations quotidiennes. Elisa qui survit avec une maigre retraite, Violette, fillette qui souffre de l'exclusion de ses camarades d'école, Jean-Albert le DRH ou encore Angèle, piégée dans son boulot de télé-opératrice. 

Dans la première partie (UN A UN) des trois dont est constitué le roman, nous les découvrons tous à travers des fragments de vie successifs mais qui se chevauchent dans la narration. Seule Susanna bénéficie d'un traitement différent: non seulement elle apparaît furtivement, telle une Hitchcock à son échelle d'artiste contemporaine, dans chacun des fragments évoqués plus haut, mais elle a aussi la deuxième partie (UNE) pour elle seule. On a son point de vue, par exemple au moment où Elisée, chauffeur de car pour touristes à l'étranger a une vue moins furtive que les autres personnages... On apprend que, dans le cadre d'une manifestation d'art contemporain organisée par Rodalpa, une entreprise historique de Lyon, l'oeuvre de Susanna n'est autre qu'un plan video de la rue Pareille retouché subtilement.

La troisième partie (MULTIPLES) reprend l'aspect fragmenté et raconte dans les grandes lignes, les origines de Rodalpa ainsi que celles des personnages, par de brefs coups d'oeil aux générations précédentes. Un entremêlement qui rejoint inexorablement le présent des deux premières parties.

Roman très contemporain dans sa construction et son contenu très social, on peut aussi y voir un effort de l'auteure de dissimuler inconsciemment une envie de continuer d'écrire des nouvelles. Ce n'est pas un reproche, c'est juste que tous ces personnages vivent chacun de son côté et auraient pu être le centre d'autant de nouvelles indépendantes. Mais elles sont brillamment reliées l'une à l'autre et si les subtilités qui ponctuent le tout vous échappent, Uniques mérite une relecture.

Volt (Titre original: Volt) de Alan Heatchcock:

Volt est ce qu'Uniques n'est pas ou aurait pu être: un recueil de nouvelles mettant en scène des personnages d'un même lieu mais n'étant pas liées dans l'objectif de faire un roman. Le regroupement de ces deux ouvrages dans cet article était décidé avant que je réalise ce qui les rapproche. C'est donc par pure coïncidence que j'ai pu écrire ces lignes d'introduction.

Je n'ai pas pu m'empêcher de caler un recueil de la collection "Terres d'Amérique" dans cette série consacrée à la Rentrée Littéraire. J'ai quelque retard sur les dernières publications récentes de cette collection:  La décapotable rouge de Louise Erdrich (qui date de la Rentrée Littéraire 2012!), Le Livre de la Vie  de Stuart Nadler et Seuls le ciel et la terre de Brian Leung sont trois bouquins qui sont en attente de lecture. Techniquement, Volt fait partie de la Rentrée Littéraire étrangère, même si on en parle moins que Transatlantique de Colum McCann ou Comme les amours Javier Marias. C'était donc le prétexte tout trouvé pour placer un ouvrage de la collection pour laquelle je ne cache pas un léger favoritisme.

Pour ceux à qui ça dit quelque chose, l'auteur du roman Le Diable tout le temps (même éditeur, même collection...), Donald Ray Pollock a rédigé une préface au recueil d'Alan Heathcock. Elle est un peu trop explicite à mon goût et j'ai bien eu raison de la lire après avoir lu toutes les nouvelles. J'aime en savoir le strict minimum avant de commencer un livre.

On pourrait comparer Volt à Winesburg, Ohio de Sherwood Anderson, même si ce dernier lie davantage ses nouvelles que ne le fait le premier. Nous sommes à Krafton, village imaginaire de l'Amérique profonde où les jeunes habitants s'amusent comme ils peuvent (détruire le centre-ville avec des boules de bowling, par exemple, dans "Fort Apache" ou en torturer un vieux pervers supposé dans "Permission") et où les fâcheux accidents arrivent d'un coup, sans qu'on les voit venir ("Fumée", "La Fille"). Les nouvelles se répondent ainsi les unes aux autres, Vernon aide son père ("Fumée") et Evelyn aide Miriam ("La Fille") à cacher l'irréparable.

Helen Farraley, personnage récurrent dans trois des huit nouvelles (dont deux en personnage principal), dissimule aussi le crime impardonnable de Robert Joakes dans "Gardienne de la paix", non pour qu'il échappe à la justice mais afin qu'il subisse la sienne à elle. "Gardienne de la paix" est d'ailleurs à mes yeux l'une des meilleures nouvelles du recueil. Sa construction, qui alterne deux temporalités différentes, décembre 2007 et Printemps 2008, lorsque le village est victime d'une biblique inondation, peut-être déstabilisante, mais sert justement à la dramaturgie.

"La Fille" mérite aussi que je m'y attarde un peu plus que les autres nouvelles. Miriam vient de perdre sa mère (on ne saura pas trop s'il s'agit d'une agression ou d'un accident de la route) et s'est cloîtrée chez elle avec sa fille Evelyn. Elles ont élaboré un labyrinthe dans leur champ de maïs et s'y amusent à retrouver leur jeunesse. Mais deux petits voisins turbulents ont aussi trouvé le labyrinthe propice comme terrain de jeux et la cohabitation forcée ne plait pas à Miriam.

On comprend bien l'attachement à Donald Ray Pollock pour Volt. On y retrouve le genre d'ambiance décrite dans Le Diable tout le temps (la démence en moins...), les mêmes préoccupations d'habitants confinés dans leur village, la religion, la famille, la fuite vers un ailleurs qu'ils craignent, paradoxalement. La violence imprègne les actes, les non dits empoisonnent l'atmosphère. Cela n'empêche pas l'évidente compassion de l'auteur envers ses personnages et la puissance de son écriture réussit à accrocher le lecteur. 

Folles de Django d'Alexis Salatko:

J'ai bien vu ce bouquin arriver en rayon, mais je n'avais pas vraiment prévu de le lire dans l'immédiat. Ce fut donc comme qui dirait impromptu. Etant un humble amateur de jazz, il m'est impossible de ne pas connaître la musique de Django Reinhardt. J'avais déjà entendu par ci par là quelques éléments biographiques ou autres anecdotes, mais je n'avais pas lu de biographie. Mais voilà le truc, ce n'est pas une autobiographie pure et dure. Oui, on a bien la vie de Django Reinhardt qui défile au long des pages, et tout est plus ou moins authentique (un romancier brode toujours dans une certaine mesure).

Tout au long du livre, un gros doute me turlupinait: le titre fait référence à deux femmes en particulier, Maggie et Jenny Kuipers, respectivement mère et fille. Sont-elles inventées par l'auteur et s'accorde-t-il quelques libertés sur la vie de Django? Ou ont-elle réellement existé? En cherchant superficiellement sur Internet, je n'ai rien trouvé de concluant. Il faut donc croire l'auteur sur parole, Maggie, Jenny et même Dinah, fille de Jenny ont bien joué un rôle dans la vie du guitariste tzigane.

Maggie Kuipers, veuve d'un aviateur mort au combat pendant la Première Guerre Mondiale, aurait été en quelque sorte le déclencheur de la carrière flamboyante de Django Reinhardt. Elle l'aurait découvert lors d'une ses nombreuses sorties avec des amis de feu son mari. Époustouflée par ce manouche de dix-huit ans au banjo, elle l'aurait convaincu de voir plus grand que les petits troquets dans lesquels il se produisait en compagnie de son frère Joseph. Une forte relation les aurait liés jusqu'à l'ultime sacrifice de Maggie, résistante tombée entre les mains pas très propres de Klaus Barbie.

Les mordus de Django n'apprendront peut-être pas grand-chose du roman d'Alexis Salatko. Son enfance dans le bidonville belge de Liberchies, l'accident qui lui coûta deux doigts, son introduction dans le milieu musical, les figures influentes qu'il a rencontrées (Maurice Alexander, Jack Hylton ou Jean Sablon), sa relation orageuse avec le violoniste Stéphane Grappelli, avec lequel il fondera le légendaire Quintette du Hot Club de France, sa traversée tranquille (en tout cas au début) de l'Occupation, sa retraite pendant laquelle il préférera sa canne à pêche à sa guitare, son bref retour et les deux versions différentes de son décès... tout ça doit leur est connu. Quant à ceux qui cherchent une biographie accompagnée de détails discographiques ou guitaristico-techniques, ils ne trouveront pas leurs bonheur.

Il faut donc prendre Folles de Django soit comme une introduction littéraire à sa musique soit comme une biographie légère qui relatent les grandes lignes et anecdotes parsemant le parcours d'un musicien unique. On y découvre une personnalité attachante, agitée par une liberté, au sens tzigane du terme, et par "ce mélange d'exubérance et de taciturnité" selon les mots de l'auteur. L'objectif avoué de ce dernier est de raconter une vie et de la faire swinguer avec les mots. Objectif atteint, c'est un régal.


-Uniques, Dominique Paravel, Serge Safran, 15€.
-Volt, Alan Heathcock, Albin Michel, coll. "Terres d'Amérique". Traduit de l'américain par Olivier Colette.
-Folles de Django, Alexis Salatko, Robert Laffont, 20€.

1ère Partie
2ème Partie
3ème Partie
4ème Partie
6ème Partie
7ème Partie
8ème Partie
9ème Partie
10ème Partie
11ème Partie

Classement provisoire:
15.Les Impostures du réel de Frédérick Tristan.
14.Les Disparus de Mapleton de Tom Perrotta.
13.L'extraordinaire voyage du Fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea de Romain Puértolas.
12.Intermède de Owen Martell.
11.Uniques de Dominique Paravel
10.Les Fuyants d'Arnaud Dudek.
9.Manuel El Negro de David Fauquemberg.
8.Courir sur la faille de Naomi Benaron.
7.En mer de Toine Heijmans.
6.Volt d'Alan Heathcock
5.La Saison de l'ombre de Léonora Miano.
4.Folles de Django d'Alexis Salatko
3.Le Premier vrai mensonge de Marina Mander.
2.La Cravate de Milena Michiko Flasar.
1.Un Monde beau, fou et cruel de Troy Blacklaws.

jeudi 31 mai 2012

Sous la bannière étoilée/Le Canyon de Benjamin Percy

C'est donc à Benjamin Percy qu'est consacré mon premier tir groupé recueil de nouvelles/roman publié par Albin Michel dans sa collection "Terres d'Amérique". Je tiens à renouveler la démarche de façon régulière et la matière déjà proposée par Francis Geffard me permet d'avoir déjà les trois suivants en tête, plus des romans isolés. Si j'arrive à les faire en moins d'un an, je serai plus que satisfait.

Lire, du même auteur, un recueil de nouvelles et un premier (je me trompe peut-être là-dessus) roman me parait être une bonne façon d'appréhender ses thèmes de prédilection. Sous la bannière étoilée (Refresh, Refresh, 2008) est constitué de 10 nouvelles avec pour cadre exclusif l'Oregon, état natal de l'auteur.

La nouvelle éponyme raconte le quotidien de deux adolescents à Tumalo, patelin dont l’installation d’une base de  marines réservistes emploie une bonne partie des pères de famille du coin. Alors qu'ils sont envoyés en Irak, un jeune officier de recrutement grande gueule traverse les rues du patelin en Vespa pour, entre autres choses, annoncer de bien mauvaises nouvelles. Le narrateur et son ami Gordon s’occupent entre boxe, virées en motos et partie de chasse.

Un couple s’est acheté une maison construite contre l’ouverture d’une grotte. L’occasion pour eux de nombreuses descentes exploratrices mais aussi d’inconvénients domestiques. Becca (sa descritpion du début ne vous rappelle pas quelqu'un?) a fait une fausse couche, et à sa froideur envers Kevin s'ajoute une animosité envers la maison.

Dans "Liens de sang" Jim héberge son petit-fils Cody. La mère s'est acoquiné avec Dwayne, encore une de ces pourritures violentes dont elle a la fâcheuse manie de tomber amoureux. Après une dispute à laquelle il a assisté par téléphone, Jim demande à sa fille de venir chez lui. Archétype du père bourru, proche de la nature mais chasseur endurci, Jim est du genre à écouter ses émotions plus que sa raison.

Percy fait dans l'anticipation avec "Fusion". Un test dans la centrale nucléaire de Trojan tourne mal et provoque une catastrophe. Cinq ans après (2015), Darren Townsend (fils de Rick Townsend, le responsable de l'explosion), muni d'une combinaison et d'un compteur Geiger retourne dans ce qui a été appelé la Dead Zone. Dans une ambiance à la Mad Max, il fera la rencontre d'une petite fille et croisera un Los Angeles, un gang hyper violent.

"Murmure" commence avec la mort de Jacob suite à une chute d'un arbre. On fait un peu plus connaissance de son frère Gérald, qui lui en a toujours voulu d'avoir eu une vie qu'il n'a pas eue (Jacob est professeur, Gérald s'occupe de ses vaches). Gertie, la femme de Jacob est paralysée et n'est capable de prononcer que le mot "cookie". Ce qui n'empêche pas Gérald de la désirer autant qu'il l'a fait toutes ces années. Gérald est un de ces personnages pathétiques que l'on hésite à plaindre ou à mépriser.

Dans "Une pièce sans fenêtres", John, surmené et sujet à de mauvaises habitudes alimentaires, part en vacances avec sa femme Linda. Malgré l'annonce d'une tempête et les doutes de Linda, ils partent quand même. Sur leur trajet ils rencontreront un routier et un jeune routard trop confiant. Ils se retrouvent tous enfermés dans une station service, piégés par la tempête. Ce besoin d'ailleurs, d'échapper de ces pièces sans fenêtre que sont son travail et ce qu'est devenu sa vie amène John à braver une nature qu'il sait implacable.

David, l'employé au service des eaux de "Quelqu'un va devoir payer pour ça" est chargé de purger les bornes à incendie. Quand son supérieur, Joe lui annonce qu'il va lui octroyer un collègue, David s'étonne car son boulot ne nécessite qu'une seule personne. Mais ce superflu au nom de Stephen Franklin, de retour d'Irak va lui passer le goût de la solitude et une amitié va se développer.

La femme du narrateur meurt dans un accident de voiture (d'où le titre, "Crash"), le laissant seul avec leur fille Hannah. Un récit désespéré et désabusé d'un homme détruit par la perte. Hannah marque par sa façon de vivre son deuil, mais elle reste ce qui le retient avant tout de mettre en pratique ses idées noires.

C'est "Quand l'ours est venu" qui clôture Sous la bannière étoilée. Suite à l'agression de deux jeunes filles par un ours, Tumalo est en effervescence, tant la population que les journalistes. Le narrateur se lance dans une quête personnelle et va s'employé à retrouver l'ours. Le dernier paragraphe contient à mes yeux les meilleures lignes de tout le recueil.

Passons maintenant au roman. Le Canyon (The Wilding, 2010) se déroule, surprise, surprise en Oregon, toujours dans le même coin que les nouvelles ci-dessus. 

Le couple de Justin et Karen présente dès le début ses fissures, irréversibles malgré la présence de leur fils Graham. Le père de Justin, Paul est tout aussi important. Ces deux-là n'entretiennent pas non plus une relation des plus chaleureuse. Paul dirige une entreprise de construction, métier physique qui correspond à son tempérament rude et bourru. Il aurait préféré que son fils soit autre chose que professeur, un métier moins intellectuel, moins chochotte pourrait-on dire.

C'est à lui qu'incombe la charge d'aménager le canyon dont il est question en gigantesque complexe pour riches, casino et golf compris. Projet qui semble déclencher des inimitiés entre les riverains, que ce soit la communauté indienne ou les chasseurs et autres amoureux de la nature. Mais le promoteur richissime et puant de prétention qu'est Bobby Fremont ne semble pas plus s'en inquiéter.

Paul et Justin, avant la disparition de l'espace sauvage (traduction plus littérale du titre original), souhaitent y passer pour la dernière fois quelques jours, comme ils en avaient l'habitude dans le bon vieux temps. Cette fois-ci, ils emmenent Graham avec eux. Enfant introverti, Graham semble avoir pour vocation de devenir un programmeur et se passionne pour la revue National Geographic. Autant dire un futur geek en puissance, ce qui ne plait pas à son grand-père qui s'evertue plutôt à lui apprendre à jouer au bowling ou à l'initier aux plaisirs de la chasse. Et quoi de plus opportun que cette virée au canyon pour en faire quelqu'un de plus viril? Et ce n'est pas la rumeur bien fondée de la présence d'un ours dangereux dans les parages ou un pompiste forcené qui vont les faire changer d'avis.

De son côté, Karen est restée seule. Une bonne opportunité pour cette enflure de Bobby Freemont de la poursuivre de ses assiduités. Sans oublier que Brian, gérant d'une serrurerie, revenu d'Irak et un peu instable sur les bords (comment appelez-vous un gars qui court dans la forêt déguisé en Bigfoot?), a eu le coup de foudre pour Karen le jour où elle s'est retrouvée enfermée dehors. Vous vous doutez bien qu'un double de ses clés est vite fait et que la traque en est plutôt facilitée.

Un roman plein de tensions, donc. A un niveau autre que purement narratif, on peut déceler au moins deux thèmes prédominants déjà évidents dans les nouvelles de Sous la bannière étoilée. Tout d'abord, ce renouvellement de la violence universelle dont je parlais déjà à propos de Dans le terrier du lapin blanc de Villalobos (Actes Sud). Que ce soit par le biais d'une figure paternelle ou par un instinct de défense, les faibles sont forcés de prendre le pli. Il est difficile d'y échapper, chaque génération ayant sa guerre traumatisante ou à une échelle réduite, ses rapports de force quotidiens entre dominants et dominés.

Le second thème qui saute aux yeux est la sempiternelle opposition culture/nature, civilisation/état sauvage. Elle se manifeste dans la relation Paul/Justin (ouvrier/professeur), dans l'inévitable (puisque décidée par les plus puissants) transformation du paysage et aussi à un niveau domestique: ces hibous qui tombent dans la cheminée, punition pour avoir voulu se réchauffer puis s'être endormi par la chaleur, ne font-ils pas écho aux chauve-souris qui envahissent le foyer ("Les Grottes")? L'affolement que ressentent ces animaux sauvages dans ces espaces fermés s'inverse quand les trois générations du Canyon se trouvent sur le territoire de l'ours.

Les points communs entre les nouvelles et le roman ne se situent pas seulement à un niveau thématique. En effet on retrouve éclatés tout au long de Sous la bannière étoilée beaucoup d'éléments qui vont se retrouver dans Le Canyon: le mythe de Bigfoot à travers le déguisement de Gordon et de Brian, la fausse couche de Becca et de Karen (sous une autre forme avec Linda), le grand-père qui veut éduquer son petit fils (Jim/Cody, Paul/Graham), Brian et David ("Quelqu'un va devoir payer pour ça") partagent certains traits de caractère, l'agression des jeunes filles par un ours, j'en oublie peut-être d'autres.

L'exemple le plus parlant se trouve être la nouvelle “Les Bois”. Vous aurez remarqué son absence plus haut. Je ne l'avais pas oubliée, mais volontairement mise de côté, car c'est un cas particulier. En effet, nous avons en vingt pages, je ne vais pas dire le brouillon du Canyon, mais un flagrant premier jet que l’auteur a développé ensuite dans une fiction plus longue. Un père et son fils qui partent passer un moment entre hommes avec un chien. J’ai fini Le Canyon juste avant de lire le recueil et j’ai compris la nature de cette dernière alors que les ressemblances avec le roman se multipliaient (c’est à peu de choses près du copié/collé!). Je ne vais pas en faire la liste, c’est inutile. Idem quant aux quelques différences (la principale étant qu’il n’y a pas de petit-fils). Une comparaison poussée serait plus pertinente pour un cours de creative writing ou autre effort universitaire. D’ailleurs, petite question à M. Geffard, “Les bois” et Le Canyon ne partageraient-ils pas, traduit différemment, le même titre original (The Wilding)?

Je pense que si j'avais lu le roman après les nouvelles, j'aurais été plus gêné par cette presque redite. Je n'ai pas spécialement choisi de lire le roman avant les nouvelles, mais la perspective s'en est retrouvée plus intéressante. Ceci dit je ne reprocherai pas à l’auteur de se recycler. Cette réécriture est totalement acceptable si on la considère comme une progression, une volonté de consolider un parcours personnel. Benjamin Percy pourrait toutefois se poursuivre lui-même en justice pour plagiat.

Ces deux ouvrages ne constituent pas l'ensemble de ce que l'auteur a publié. Il reste une pièce au puzzle, un recueil de nouvelles qui précède Refresh, Refresh intitulé The Language of Elk (2006). Sa lecture dans un futur indéfini pourrait compléter l'image que je me suis faite de la plume de Benjamin Percy. Peut-être est-il en prévision dans la collection "Terres d'Amérique"?

Sous la bannière étoilée/Le Canyon, Benjamin Percy, Albin Michel, coll. "Terres d'Amérique", 20,30€/21,20€. Traduction de l'américain par Renaud Morin.