"Rana Toad", ça se mange?

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jeudi 15 juin 2017

ANNONCE IMPORTANTE - PROJET THREE INVESTIGATORS/TROIS JEUNES DETECTIVES

  Mon énorme projet concernant The Three Investigators/Les Trois jeunes détectives a pris une place importante sur ce blog depuis deux ans. C'est justement aujourd'hui la date anniversaire. J'avais prévu dans un premier temps de boucler le 18ème article pour fêter ça. Puis une autre idée s'est imposée après mure réflexion. 
  103 articles sous des formes différentes ont été consacrés à ce projet. J'ai le regret d'annoncer qu'il n'y aura pas de 104ème. Mon projet ne s'arrête pourtant pas là. il se réincarne. Voyez-vous, je n'étais pas totalement satisfait de certaines choses. Mon projet a tellement évolué qu'il apparait protéiforme et pas tout à fait abouti. Ce blog m'a en réalité servi de laboratoire où m'ont projet s'est développé. Mais cela c'est produit aux dépends de sa cohérence.
  Je franchis donc le pas. Mon projet bénéficie désormais d'un blog qui lui est exclusivement consacré. L'inconvénient principal de ce déménagement, c'est que je dois retravailler les articles, leur donner une nouvelle forme. Ce qui repousse la continuation des mes articles à partir du 18ème tome à un futur indéterminé. Mais je pense que ça vaut le coût.
  Merci à toutes les personnes qui m'ont suivi jusque là et qui vont continuer à le faire. Remerciements très spéciaux à Margaux, Carine, Marco.
  Je vous donne donc rendez-vous sur "We Investigate Anything". Si le projet vous intéresse vous pouvez suivre son avancée sur la page Facebook qui lui est consacrée. Si vous désirez rattraper le retard, voici la liste des articles qui ont déjà été postés:

-Série originale américaine (1964-1990).
-Série française (1966-1993).
-Robert Arthur (1909-1969).

Tome 1: The Secret of Terror Castle/Au Rendez-vous des Revenants:
-Scène illustrée 3 - Bob contre l'armure.
-Scène illustrée 4 - Le Fantôme et sa corde.
-Scène illustrée 5 - Des détectives en sac à patates.

Tome 2 - The Mystery of the Stuttering Parrot/Le Perroquet qui bégayait.

-Résumés.
-Introduction d'A. Hitchcock.
-Article principal.
-Worthington/Warrington - 2ème Partie. 
  Monk était Michel-Ange,il sculptait l'air,il ôtait tout ce qui ne ressemblait pas à la musique qu'il avait en tête. Ces accords que tu ne comprenais pas ce que c'était, les notes qui semblaient jouer à cache-cache et débouler de derrière le pîano pour se surprendre l'une l'autre, et Trane comprenait, avec les solos il terminait les sculptures, il faisait surgir un bras, une jambe. Une espèce de sonar, les notes rebondissaient sur des objets invisibles et en révélaient les contours.

New Thing, Wu Ming 1, Métailié. Traduit de l'italien par Serge Quadruppani.

mercredi 31 mai 2017

Train Fantôme/Écarlates/Made In Hell de Charline Quarré

  Je me répète. Je suis sûr de l'avoir écrit plusieurs fois sur ce blog. J'adore les nouvelles. Ça vient certainement des recueils d'histoires policières regroupées dans ces anthologies signées Alfred Hitchcock (qui ont succédé de manière plutôt logique à mon engouement pour la série des Trois Jeunes détectives). Sans m'étaler plus longtemps, cette période, si j'ai bon souvenir, a précédé de peu ma découverte des romans d'épouvante. En effet j'ai eu l'opportunité de découvrir Stephen King aux alentours de mes 14 ans lorsqu'un cousin m'a donné une quinzaine de ses romans. Ont suivi Howard Phillips Lovecraft et Dean R. Koontz entre autres. J'ai également de bons souvenirs d'une collection d'anthologies publiées par Denoël, hélas épuisée, intitulée Territoires de l'inquiétude.
  La littérature d'horreur/épouvante est si peu représentée dans la production actuelle que les recueils de Charline Quarré m'ont agréablement surpris. Ses deux premières publications aux Éditions Baudelaire, deux romans, A Contre-Jour et Pas ce soir (dont vous trouverez les chroniques en cliquant sur les titres) ne s'inscrivaient pas du tout dans ce genre. Mais ces trois recueils, constitués au total de 17 nouvelles, m'ont également replongé dans cette ambiance qui a fasciné mon adolescence. Ce n'est pas destiné à être un compliment, c'est un vrai ressenti. Je dis ça pour ceux qui ont lu mes chroniques sur les deux romans et qui savent que Charline Quarré est une amie dont je suis le parcours.

  Made In Hell est une nouveauté toute fraîche avec son odeur de pain tout chaud mais je vous présente Train Fantôme (2015) et Écarlates (2016) avec beaucoup de retard. Ce qui n'est en soi pas une mauvaise chose, puisque que pour faire les choses bien, j'ai du les relire avec attention et enchaîner avec Made In Hell. A titre informatif, les recueils sont constitués respectivement de 9, 5 et 3 nouvelles, résultat manifeste d'une envie d'étoffer, de densifier les récits.
 Comme présenter les recueils et leurs nouvelles dans l'ordre ne me satisfait pas vraiment, j'ai décidé de le faire sous forme de classement. Je tiens à préciser qu'il est juste le reflet de mes préférences et celles qui m'ont moins plu ne sont en aucun cas mauvaises. C'est juste ma façon de rester critique.
  Chacun des résumés sera agrémenté d'un extrait de la nouvelle en question. J'ai choisi de ne pas citer des passages trop révélateurs, plutôt des éléments d'ambiance, des traits de caractère etc. Je me suis parfois lâcher à dire le pourquoi de mes choix.
  Ce sera au lecteur d'avoir le plaisir de découvrir les horreurs que Charline Quarré a concoctées. Mais ce n'est pas tout... Car non seulement Charline elle-même m'a autorisé à les recopier, mais, les lui ayant soumis, elle a gentiment accepté de les commenter.

17."Sacrifices" (Made In Hell)

  Après une soirée arrosée, une jeune femme à la superficialité assumée, se réveille dans une cellule avec son chien. Encore un arrêt chez les flics, rien d'absolument grave, pense-t-elle... Commence une aventure incroyable qu'il faut lire avec beaucoup de second degré.

  "C'est sûr que je suis plutôt partante pour m'évader mais merde, je fais comment!? Je sais même pas où on est. Je ne sais déjà pas ce qu'il y au bout de ce foutu couloir.
  Elle songea à ce que faisaient les prisonniers illégaux dans les films. En général, ils tapaient partout comme des sourds en beuglant "laissez-moi sortir". Invariablement. Et pour ce qu'elle en savait, curieusement, cette méthode ne fonctionnait jamais."

  Charline Quarré: "Ce passage n’a failli jamais exister, je l’ai rajouté après avoir écrit l’histoire en entier. J’aime bien tourner certains clichés en ridicule. Ils sont faits pour ça d’ailleurs."

16."Berlin" (Train Fantôme)

  Cette nouvelle suit la frénésie du "Moulin à purée". Elle nous prend donc à contre-pied avec son minimalisme bizarre ou sa bizarrerie minimaliste, c'est vous qui voyez. Une jeune fille en visite dans la capitale allemande ignore le type de rencontre que l'on peut y faire dans ses hôtels.

  "Je n'ai pas senti la réceptionniste se placer derrière le comptoir, juste derrière moi. Elle me sourit. Elle porte une atroce chemise à grosses fleurs et n'a pas vraiment d'âge. Un long duvet gris sur la commissure de ses lèvres. Je réprime un haut-le-coeur, très vite, je fais comme si j'avais rien regardé. Je demande les clés de ma chambre en anglais. La 518. Il ne doit y avoir qu'une quinzaine de chambre, ici. Pourquoi 518? Après tout je m'en fous, c'est leur problème, s'ils ne savent pas compter."

  Charline Quarré: "Le sentiment de malaise en entrant dans un hôtel a quelque chose de déplacé, il n’a rien à faire ici. Le propre du genre "horreur" se joue bien souvent sur des choses ou des sensations qui ne sont pas à leur place." 

15."Le Chant des Baleines" (Écarlates)

  Appoline est la petite-amie d'August, un chanteur, véritable objet de culte de nombreuses adolescentes. "Le Chant des Baleines" voit le quotidien de son héroïne se dégrader. Devient-elle paranoïaque, est-elle victime d'hallucinations ou est-ce qu'un piège lovecraftien est réellement en train de se refermer sur elle?

  "Elle ne cessait de penser à ces gens qui la reconnaissaient parfois dans la rue, qui la dévisageaient avec ces yeux...Ils lui inspiraient un profond malaise qui n'était pas seulement dû au fait qu'elle se sentait épiée. C'était leur façon de la regarder, les yeux étranges avec lesquels ils la fixaient. A de nombreuses reprises, elle avait tenté d'en parler à August, de lui donner des coups de coude quand cela se produisait, mais il n'avait jamais semblé s'en rendre compte, ni voir ce qu'elle voyait."

  Charline Quarré: "Le doute plane tout au long de cette nouvelle. Les choses que l’héroïne voit sont trop perturbantes pour êtres réelles, et paraissent à l’inverse trop réelles pour relever de l’invention."

14."Hécatombe" (Train Fantôme)

  "Hécatombe" est un subtil jeu constitué de dialogues nous informant des déboires d'une jeune femme nommée Hécate. A travers les jalousies et les médisances se profile quelque chose qui glisse du bizarre au sinistre pour enfin révéler son hideux bout de nez avec le point de vue de la principale intéressée.

  "En effet. Qui étranglerait un labrador? Drôle d'idée...
  -Je suis bien d'accord. Mais elle en était persuadée. D'après le vétérinaire, la pauvre bête est morte par asphyxie. Enfin, d'après Hécate qui rapportait les propos du vétérinaire. Elle disait que quelque chose avait étranglé son chien pendant la nuit.
  -Comment ça, quelque chose?
  -Oui, elle soutenait que ce n'était pas un être humain, mais elle n'était pas plus précise que cela. Elle devait être vraiment perturbée par sa fausse couche, tout s'éclaire..."

  J'ai choisi cet extrait surtout pour la dernière phrase qui allie médisance et psychologie à deux balles pour expliquer l'absurdité de l'incident rapporté. Personnellement, ça vaut une baffe, mais j'dis ça, j'dis rien...
  
  Charline Quarré: "Je trouve terrifiante l’idée d’un chien assassiné à la manière d’un être humain. Ça n’a rien de logique, c’est parfaitement insoutenable à imaginer."

13."Verre brisé à Dallas" (Train Fantôme)

  Édouard, installé à Dallas, Texas, appelle ses parents en France, une soirée de violent orage. Réveillée en pleine nuit, Nathalie ne comprend pas ses angoisses et son charabia. Pourquoi est-il si tourmenté par de simples photos encadrées et inoffensives?

  "Une fois diplômé, Édouard s'était éloigné d'un océan en s'installant à Dallas. "Dallas, comme le feuilleton", se vantait souvent Nathalie lorsqu'elle évoquait son fils devant des inconnus. A son grand regret, elle ne pouvait pousser l’orgueil à en dire plus car elle ne comprenait strictement rien à la profession de son fils. Elle ne pouvait pas non plus évoquer un futur mariage avec une ravissante Américaine car pour ce qu'elle en savait, Édouard était sans doute encore célibataire. Elle se contentait donc d'imaginer des héroïnes de romans à l'eau de rose se battre pour son fils jusqu'à ce que l'une d'elles remporte sa préférence."

  Je trouvais ces lignes parfaites pour donner consistance au personnage de Nathalie, son monde imaginaire et l'attachement inflexible pour son fils.

  Charline Quarré: "Ça illustre, sans aucune intention de le critiquer méchamment, le contraste entre les niveaux intellectuels de la mère et de son fils. Littéralement ici, c’est un fossé large comme l’océan."

12.Sans Issue (Train Fantôme)

  "Sans issue" raconte comment, en sortie de boîte, à quatre heures du matin, une jeune fille comme Laetitia, peut toujours être victime de noctambules un peu trop louches. Avant d'être sauvée de leurs griffes par un chauffeur de taxi bien urbain qui ne manquera pas de la ramener chez elle. Car le pire a été évité, non?

  "Je rentre seulement maintenant", écrivit-elle. Elle ajouta "La soirée s'est bien passée." Puis elle effaça le message. Trop sec. Ou trop banal. Ou trop informatif. Elle ne savait pas. Elle réfléchit un instant pour finalement le réécrire mot pour mot en concluant par "J'espère que mon message ne t'aura pas réveillé." Satisfaite, elle envoya le message."

  Je fais partie de ces gens qui réfléchissent trop avant d'envoyer un texto. Et comme j'ai un portable largement dépassé (il fait même pas la photo!), je mets un quart d'heure pour écrire ce que d'autres écrivent en dix secondes. C'est aussi un élément important dans la nouvelle.

  Charline Quarré: "A ce moment là de l’histoire, le personnage a encore du temps à perdre. Elle peut se permettre le luxe d’hésiter sur des mots futiles car dans les minutes qui suivront elle ne tapera sans doute plus jamais un texto de sa vie."

11.Fait Divers (Train Fantôme)

"Fait divers" est la suite de "Sans issue", non pas du point de vue de Laetitia, mais celui des deux agresseurs dont le coup a raté. On les retrouve le lendemain, encore déçus de leur échec. Auront-ils plus de chance avec cette petite bourgeoise qu'ils repèrent dans le métro? Quelqu'un va pouvoir se défouler, mais qui?

  "Une pluie irrégulière arrose le quartier. La jeune fille martèle le sol de ses talons. Pas avec le déhanché d'une femme fatale mais à petits pas nerveux. Des pas presque maladroits, encore un peu adolescents, pas encore rodés aux talons hauts. La neige dégueulasse qui a fondu lui renvoie son reflet déformé sur le trottoir.
  La rue est déserte, à peine éclairée par les lampadaires aux halos paresseux. Elle projette son ombre sur les murs de graffitis sans se retourner. Eux font bien attention à ne pas faire de bruit derrière elle et à garder la distance qui laisse place au doute."

  J'aime bien ces détails sur sa démarche, ça lui donne une attachante innocence. "Elle projette son ombre", par contre, n'est pas là par hasard...

  Charline Quarré: "Si ce genre de scène ne pouvait être que fiction … Mais non, de jour ou de nuit une femme dehors est toujours une proie potentielle, c’est une bien triste réalité."
 
10.Train Fantôme (Train Fantôme)
 
  Train Fantôme débute avec la nouvelle éponyme, dans laquelle Olivier amène ses enfants Chloé et Lucas à la fête foraine. Sa femme s'est absentée et cette petite sortie est déstabilisante pour la paternité d'Olivier, lui qui n'a pas l'habitude de s'occuper seul de ses enfants. Lucas est très attiré par l'attraction du train fantôme qui lui donnera à coup sûr des cauchemars, et Olivier est déterminé à lui refuser. Un malaise diffus et progressif s'installe à mesure que l'agaçant caprice de Lucas se mêle à une inquiétude tout aussi insistante pour Olivier, provoquée par des personnages inquiétants.

  "Chloé et Lucas jouaient bruyamment dans l'étroite cabine de Plexiglas. Ils s'étaient mis en tête de courir autour des jambes de leur père malgré le manque d'espace. [...] Chloé s'accrocha au tee-shirt de Lucas. Il repoussa sa sœur qui alla se cogner la tête contre la paroi. Elle attendit naturellement quelques secondes en silence, le temps de décider s'il fallait pleurer ou non. Elle opta pour les larmes et commença à geindre.
  "Ça suffit!" s'énerva Olivier qui souleva Chloé pour l'asseoir sur l'exemplaire corné des Pages Jaunes de la tablette métallique."

  Ceux qui ont connu cette fameuse cabine téléphonique à pièces, ne me contrediront pas si je leur dis que ce passage fait remonter les souvenirs avec efficacité. C'est une des choses qui m'a accroché dès le début dans ta manière de raconter. Ça touche une corde sensible.

  Charline Quarré: "J’ai une vraie nostalgie des années 80/90. Je transpose mes histoires à ces époques dès que c’est possible. Cela permet d’évoquer des objets qui sont aujourd’hui proche de la relique. Ici la cabine téléphonique et l’exemplaire des Pages Jaunes. D’ailleurs, dans Made In Hell, aucune histoire ne dépasse l’an 2000."

9.Écarlates (Écarlates)

  Cette nouvelle éponyme est particulière à plusieurs niveaux. On retrouve tout d'abord l'esprit des romans A Contre-Jour et Pas ce Soir, c'est-à-dire cette veine réaliste, centrée principalement sur les relations compliquées entretenues par un groupe de jeunes gens. Deuxième point, au gré d'une bande-son dont on appréciera la variété (faites attention à certains titres... ils pourraient avoir un sens caché dans la cohérence du récit), quelque chose plane au-dessus de la nouvelle, quelque chose d'indicible mais d'inévitable qui forcent les personnages aux confidences, aux réconciliations, aux épiphanies. Et la fin brutale peut être lue de plusieurs façons. On peut la lire telle qu'elle apparait, brute, sans concession et inexplicable, comme une nouvelle d'horreur en fin de compte. Et on peut aussi y voir la résonance à une préoccupation contemporaine bien trop réelle.

  "Tout ce monde s'agite sous leurs yeux, aussi superficiel que profond, chargé de vivre et enivré de promesses. Une foule dense habitée de névroses et de rêves, d'âmes dures et de cœurs fragiles, de petites misères égotistes et d'élans fraternels, elle bouge comme un rythme cardiaque, un un sursaut de vie furieux. Et cela s'agite, la sueur dans les cheveux, les volutes de Marlboro, les fatigues essoufflées sur la piste, les éclats de rires, les éclaboussures et les bousculades involontaires."

  Je n'aime pas la foule et encore moins les boîtes de nuit. Mais en observant ce genre de scène, je ressens parfois une affection envers tous ces gens que je peux croiser sans jamais leur parler ni les revoir.

  Charline Quarré: "Si on cherche bien, on retrouve ce genre d’ambiance, parfois, dans des lieux ou des moments superficiels. C’est rare mais ça arrive."

8."Itinéraire Bis" (Écarlates)

  On ne sait jamais où mènent les déviations, demandez à David Vincent et à Jess, l'héroïne d'"Itinéraire Bis". Après une visite à ses grands-parent, le long chemin de retour est ponctué de petites galères qui se transforment progressivement en de monstrueuses visions.

  "La petite Fiat rouge de Jess s'éloignait sur le chemin de graviers tandis que ses grands-parents agitaient leurs mains depuis le perron de la vieille maison disparaisse du champ de vision de ses aïeux. Comme à chaque fois, il fallait agiter la main jusqu'au bout. Cela faisait partie des règles non écrites auxquelles tout manquement aurait été considéré comme un outrage."

  Tout comme la scène de la cabine téléphonique dans "Train Fantôme", ces lignes sont comme un voyage dans mon passé. Elles m'évoquent les fins de week-end dans un patelin du Loiret, quand mon père faisait une manœuvre pendant laquelle mes grands-parents et nous mêmes nous disions au revoir de la même façon. Enfant, je ne la voyais pas comme une contrainte. C'était comme un jeu.

  Charline Quarré: "C’est une coutume familiale d’agiter le bras jusqu’à disparition totale de la voiture lorsqu’on s’en va. Et, parait-il, pas uniquement dans ma famille. On ne sait pas quand on se reverra, alors il devient indispensable de faire tout ce cirque."

7."Pas dans un train vide" (Train Fantôme)

  Pour ceux qui connaissent la vie en banlieue parisienne, le RER ne manque pas de sujets d'inquiétudes: celle d'être chopé par les contrôleurs pour les fraudeurs, celle d'arriver en retard à sa destination, celle d'être l'une des malchanceuses victimes d'un attentat aveugle... "Pas dans un train vide", ce sont quelques minutes de quelques tranches... de vie, pour lesquelles un agaçant tunnel un peu trop long n'est que le début du cauchemar.

  "Le fraudeur, resté debout, ressort le téléphone de sa poche. Toujours pas de réseau. Le message à son frère n'est pas parti dans la foulée. Pourvu qu'il n'y ait pas d'agent à sa station, pourvu qu'il ne se prenne pas une saloperie d'amende. Et putain, qu'est-ce qu'il est long, ce RER de merde. Il approche le visage de la vitre pour estimer la vitesse de la rame. Le train roule pourtant à vive allure. Énervé, le fraudeur s'impatiente, tape frénétiquement du pied par terre."

  Charline Quarré: "C’est trivial, un trajet en transport en commun. Comme beaucoup de choses dans mes histoires. Mais c’est justement lorsque l’horreur intervient dans le quotidien et l’ordinaire qu’elle fonctionne le mieux." 

6."Les Bleus" (Train Fantôme)

  Dans "Les Bleus", c'est une mère, Jeanne, qui en l'absence de son mari, s'occupe seule de sa fille Claire. De sournoises ecchymoses font leur apparition sur la peau de la fillette et Jeanne pense toute de suite que le problème vient de l'école. Vous savez, les enfants sont parfois cruels entre eux. Il est inconcevable de croire Claire quand elle affirme que Candice est la coupable. Ce n'est qu'une poupée offerte par une vieille tante... 

  "Laissée seule, elle s'approcha de la tente et fut copieusement dévisagée par une dizaine de femmes élégantes. Elle leur adressa un timide bonjour en plissant les yeux à la recherche d'Isabelle. Elle se sentait mal à l'aise, ne pouvait s'empêcher de se comparer. Henri avait beau la mettre à l'abri du besoin, il ne le faisait apparemment pas au même niveau que les époux de ces femmes pour qui l'opulence paraissait être la moindre des choses. Certes, Jeanne martyrisait ses pieds dans ses escarpins Chanel, mais elle n'en avait qu'une paire qu'elle ne sortait que pour les grandes occasions. Elle se sentait aussi honteuse d'avoir elle-même cousu sa robe à partir d'un modèle découpé dans le Figaro Madame l'an dernier. Elle avait peur que cela puisse se deviner. Et de paraître ridicule."

  Ce sentiment de ne pas être à sa place m'est tellement familier que j'en éprouve une forte empathie pour ce personnage qui n'est pas au bout de ces soucis.

  Charline Quarré: "C’est une sortie de zone de confort progressive avant une perte de contrôle en bonne et due forme."

5."Démonstration" (Écarlates)

  "Démonstration", récit majoritairement réaliste, voit Claude Boulay, un employé de bureau un peu insipide et bonne poire se retrouver tout seul dans son entreprise pour un caniculaire mois d'août. Dans son isolement, la douleur de son divorce et la perte de ses filles tourne dans esprit. Une folie créatrice soudaine va s'emparer de lui, tel un baron Frankenstein moderne. Avec comme point fort la description de cette progressive descente de cet anti-héros pathétique dans une démence irréversible. Ce qu'il y a d'également remarquable c'est cet élément du dénouement que l'auteure oublie volontairement d'expliciter, d'où une ambiguïté qui laisse, comme pour "Écarlates", l'interprétation ouverte.

  "Un bruit de chasse d'eau, un bruit de verrou. Il manquait juste le bruit du robinet entre les deux. Et quelques secondes plus tard, ce fut Franck, l'un des commerciaux, qui s'arrêta devant l'encadrement de la porte. Claude eut le temps de penser que si son bureau n'avait pas été situé à côté du cabinet de toilettes du fond du couloir, il serait fort probable qu'il passe tout à fait inaperçu dans cette petite entreprise."

  Charline Quarré: "Cette dernière phrase pose à elle seule le statut du personnage dans la société où il travaille. Un élément de décor, ou presque, car il n’a pas un physique particulièrement attrayant. Bref personne n’a envie d’être à sa place."

4."La Fuite" (Écarlates)

  La multiplicité des points de vue de "Pas dans un train vide" et la frénésie du "Moulin à Purée" fusionne dans la dernière nouvelle du recueil Écarlates. Fort d'une narration étoffée qui donne au texte une ambiance à la Amytiville, "La Fuite" est l'une de ces variante hybride entre maison hantée et slasher, authentique défouloir que les aficionados d'horreur classique apprécieront.

  "Il ouvrit la porte des toilettes qui grinça comme un rire de sorcière et referma la porte derrière lui. Il avait toujours trouvé cette pièce étrange, illogique. Le siège trônait tout au fond d'un étroit rectangle. Il fallait bien avancer de cinq ou six pas pour l'atteindre une fois la porte fermée. "C'est dommage, cet espace perdu", avait-il entendu chuchoter sa mère lors de leur seconde visite de ce nouvel appartement."

  Charline Quarré: "J’ai voulu rendre les dimensions illogiques car ce genre de perte de repères dans l’espace est assez dérangeant et ici, prépare bien le terrain pour ce qui va se passer ensuite."

3."Made In Hell" (Made In Hell)

  Tous recueils confondus, voici la nouvelle la plus longue. On peut même dire que c'est une novella, cette forme de récit entre la nouvelle et le roman. On y suit quatre ados à la personnalité marquée, réunies dans une amitié relative. A l'occasion d'une fête annuelle d'un village voisin, l'ambiance réaliste glisse progressivement vers une apocalypse à grand spectacle, très cinématographique. L'un des récits les plus prenants qui mérite largement d'être sur le podium.

  "Plus loin devant elle, une jeune femme se grattait le bas du dos en tenant son petit ami par la taille de sa main libre. Une autre, d'une cinquantaine d'années, griffait consciencieusement son épaule en regardant un groupe de jeune gens chanter faux devant un karaoké, un peu plus loin, la vendeuse d'un stand de jouets en bois soulageait une démangeaison sur son ventre. Tous se griffaient de concert, et dans l'indifférence générale. Adrien avançait sans rien remarquer. Est-ce que c'est moi qui invente? Elle jeta un coup d’œil à Linda qui se grattait des deux mains."

  A ce moment, il n'y a plus de retour possible, le pire est encore à venir et c'est irréversible.

  Charline Quarré: Ce genre de passage, s’il est facile à écrire dans les faits, est assez désagréable à devoir visualiser dans l’idée de le décrire avec des mots. Ici encore c’est soft, mais certaines scènes d’autres histoires ont été particulièrement éprouvantes à rédiger. Mais je ne me plains pas, sinon j’aurais choisi un autre genre de littérature. 

2."Le Moulin à purée" (Train Fantôme)

  Dans "Le Moulin à purée", Norman va faire connaissance de ses beaux-parents et de leurs goûts culinaires. Certainement la nouvelle la plus gore de Train Fantôme ou l'action et l'humour noir font bon ménage. Contrairement à celui que Norman s'imaginait en compagnie d'Emma. Ces pages sont si frénétiques que l'on ne serait pas contre une adaptation en court-métrage.

  "Parmi des épluchures d'oignons et d'échalotes, des morceaux de persils avaient été semés jusqu'au mixer ouvert dans lequel avait été broyée une mixture à base de légumes verts. Divers récipients de condiments entouraient la planche à découper sur laquelle était déposée une pièce de viande blanche que Norman n'identifia pas tout de suite. De loin, cela ressemblait à une cuisse de dinde, mais la forme était inhabituelle. Probablement une volaille rare et hors de prix achetée directement chez les grossistes qui fournissaient les nombreux hôtels de luxe de la région."

  Tout est normal dans cette description... à part le mot "inhabituelle"...

  Charline Quarré: "Je ne me suis pas foulée pour cette scène car c’est un cauchemar que j’avais fait. En revanche j’ai du inventer un autre personnage, ainsi que la suite de l’histoire."

  1."Les Itinérants" (Made In Hell)

  Aussi aboutie que "Made In Hell", bien que plus courte, "Les Itinérants" est une petite perle. Les horreurs du passé poursuivent Jacob et il craint pour sa petite fille qu'il doit emmener chez sa grand-mère pour des raisons pratiques. Un mélange entre l'ambiance angoissante des "Bleus" et la folie rampante de "Démonstration".

  "Rien n'avait changé, ici non plus. Les attractions étaient restées plantées aux mêmes emplacements. Çà et là, des panneaux de bois avaient été remplacés, des poteaux de portiques avait été renforcés et les jeux, repeints depuis son enfance, recommençaient à s'écailler à la surface. Il fit tourner la toupie. Elle grinçait toujours. Il parcourut des yeux le portique aux deux balançoires suspendues à des chaînes, les deux toboggans usés au milieu, là où des centaines d'enfants s'étaient laissés glisser des centaines de fois, la balance sous laquelle la terre était creusée à force d'impacts, les trois chevaux sur ressorts, et le bac à sable d'où émergeaient quelques brindilles."

  Charline Quarré: "C’est toujours à la fois très émouvant et très frustrant de revenir sur un lieu de son enfance. Je fais partie de ces personnes qui supportent mal les changements, du coup je les remarque immédiatement. Le héros de l’histoire aussi les remarque tout de suite, mais pour des raisons un peu plus obscures."

  Vous trouverez des détails supplémentaires de la part de l'auteure car les trois recueils s'achèvent avec quelques notes sur chaque nouvelle. On y apprend surtout que celles-ci sont inspirées de cauchemars, d'épisodes vécus ou de certaines angoisses ou peurs personnelles. Mais une des démarches de Charline Quarré est aussi de rendre hommage en toute humilité aux auteurs qui incarnent la littérature d'épouvante/horreur. Et de les remercier d'avoir bousculer son imaginaire au point de l'avoir poussée à s'être lancé dans l'écriture. Elle cite directement Dean R. Koontz, Graham Masterton, Stephen King et Howard Phillips Lovecraft mais les connaisseurs penseront également à Fredric Brown, Richard Matheson ou Clive Barker.
  Les mordus, les initiés du genre ne peuvent qu'arborer un sourire gentiment ironique en retrouvant les ficelles du genre. Il serait faux d'affirmer qu'on ne décèle aucun défaut. Certaines phrases en trop peuvent parfois nuire légèrement à la chute ("Train Fantôme" et "Sans issue" par exemple) et la fin du "Chant des baleines" peut être contestée pour d'autres raisons. Plus subjectivement, les lecteurs masculins peuvent être agacés par les teintes girlie que prennent parfois les intrigues ("Hécatombe", "Le Chant des Baleines" ou "Sacrifices").
  Mais à part ces petits chipotages, l'auteure réussit à donner assez d'originalité pour à la fois éviter le déjà-vu et écrire avec sincérité, de ne pas s'imposer à coups de phrases alambiquées destinées à impressionner. Cette même sincérité, qui imprégnait déjà ses deux romans, consiste à dissimuler, derrière ses phrases trompeusement simples, une observation perspicace du quotidien. Se manifeste alors la maîtrise d'une angoisse qui s'annonce, fait mine de s'estomper pour laisser des dégâts inattendus. Oh ne vous inquiétez pas, le sang éclabousse bien les pages. Vous éprouverez les mêmes petits frissons qu'à l'époque où vous mentiez à vos parents ("mais non, ça ne fait pas peur!") lorsqu'ils vous interdisaient de vous plaindre d'être tourmentés par des cauchemars et de n'en plus pouvoir dormir.

  Train Fantôme, Écarlates et Made In Hell sont donc de très bons dosages de suspense psychologique et de gore assumé. Il ne peut fonctionner que si l'on donne corps à une ambiance où le réalisme menace de voir son cadre où il est confiné se fissurer progressivement, laissant pernicieusement pénétrer le bizarre, l'horrible et tous leurs cousins. Et il n'y a pas le temps de se demander pourquoi, pas d'explication tout court, d'ailleurs.
  Charline Quarré, tout en mélangeant les époques (avec les références culturelles qui vont avec) dépeint le quotidien de ses personnages par petites touches reconnaissables, des attitudes de gens normaux, des détails dans lesquels on se reconnait et qui peuvent même agir comme des madeleines de Proust pour certains... l'attachement avec les personnages est du coup d'une efficacité indéniable, surtout quand il s'accompagne parfois de légers traits humoristiques. Le lecteur est autant pris au piège que les victimes de chaque histoire... avec moins de conséquences fâcheuses... quoique... elles pourraient jouer sur les esprits trop influençables...
  
  Cet article n'est pas terminé: je suis content de vous soumettre en bonus une série de question à laquelle Charline Quarré a eu la gentillesse de répondre:
  
1.Quand et comment t'es venue l'idée d'écrire et de te lancer dans la publication? 

  Charline Quarré: J’écris depuis que je sais tenir un crayon, c'est héréditaire. Mon grand-père à écrit une vingtaine d’ouvrage sur l’art, mon père quelques uns sur la stratégie, et c’est finalement assez naturellement que j’y suis venue, mais en faisant de la fiction. J’ai toujours écrit, mais je le faisais pour moi, dans mon coin. Ce sont des proches qui m’ont encouragée à publier, je crois que je n’y avait pas pensé toute seule et avec le recul, ça me parait absurde. 

2.Tes recueils sont radicalement différents de tes premiers romans. Pourquoi un tel choix? 

  Charline Quarré: Mes deux premiers romans étaient assez proches de l’auto-fiction. Je pense que j’ai du avoir besoin de me débarrasser de choses et d’autres pour avancer et passer à la fiction pure et dure.  

3.Comment décrirais-tu la façon dont ton écriture a évolué au fil des trois recueils?

  Charline Quarré: Quand j’ai décidé d’écrire Train Fantôme, je ne savais pas du tout où j’allais. J’étais assez angoissée. Je ne savais pas si j’étais capable d’écrire de l’horreur. Je ne savais pas si j’étais douée avec la fiction pure. Je n’avais jamais écrit ni de nouvelles, ni de textes au passé simple. J’avais peur de perdre mes lecteurs qui m’avaient connue avec un genre bien différent. De plus, j’avais choisi un genre littérature parfaitement méprisé en France. Si la littérature d’horreur est un genre à part entière et est respecté dans les pays anglo-saxons, il est un sous-genre du fantastique en France, car nous avons la littérature contemporaine prétentieuse. Alors pour prendre le moins de risques possibles, j’ai opté pour de nombreuses histoires courtes, de façon à ce que les lecteurs puissent passer de l’une à l’autre si cela s’avérait être un fiasco. Et à l’inverse de mes craintes, Train Fantôme a été un succès. Forte de cette petite victoire et mise en confiance, j’étais plus à l’aise pour continuer avec ce genre, écrire des nouvelles plus longues et plus denses. La différence entre la rédaction d’Écarlates et celle de Train Fantôme aura été l’épaisseur de mes doutes. Cependant, ils ne disparaitront jamais vraiment ! Quant à Made In Hell, je ne me suis quasiment pas vue l’écrire, tant l’exercice a été facilité par ses deux prédécesseurs. La différence est que les nouvelle sont plus denses encore.

4.Que penses-tu de mon classement?

  Charline Quarré: C’est toujours subjectif, mais je suis ravie de constater que dans les quatre premiers, on retrouve au moins une histoire de chaque recueil. De mon côté, on m’a le plus souvent cité "Le Moulin à purée" , «"Écarlates", "La Fuite" et "Sacrifices" comme les histoires les plus marquantes.

5.Question purement technique, ces recueils ne sont disponibles que sous forme numériques? Où se les procure-t-on (un peu de pub!)? J'ai mis tout ce temps à écrire un article sur Train Fantôme parce que je suis un lecteur "à l'ancienne". Seront-ils un jour publiés en format papier?

  Charline Quarré: Ces trois derniers livres ne sont effectivement disponibles que sous le format numérique. On peut les acheter sur Kindle (Amazon), Kobo (Fnac) et iBooks (Apple). Il faut que je m’occupe de la sortie papier parce qu’on me le réclame régulièrement.  

(Je me permets de rajouter que chaque recueil ne coûte que 0,99€. Moins de 3€ pour 17 nouvelles, c'est un investissement qu'il serait dommage de ne pas envisager de la part des mordus d'épouvante.)

6.D'autres projets en tête? Vu que les nouvelles se rallongent de plus en plus, penses-tu à un roman d'horreur, t'en sens-tu capable? ou la forme de la nouvelle te correspond le mieux?

  Charline Quarré: Oui, celui de continuer dans cette veine. Concernant un hypothétique roman d’horreur, cela a failli être le cas avec la nouvelle "Made In Hell". J’y pense, je suis prête, mais je n’aime pas parler de ce qui n’est pas encore fait.

7.Exceptée l'horreur/épouvante, de manière plus générale quels sont les trois auteurs qui t'ont le plus marquée ? 

  Charline Quarré: Valérie Valère, Tom Sharpe et Victor Hugo. 

8.Quels sont tes trois romans préférés (hors épouvante)?

  Charline Quarré:  Outrage public à la pudeur de Tom Sharpe, Les misérables de Victor Hugo et « Rien de grave de Justine Lévy

9.Quels sont les romans d'épouvante qui t'ont le plus marquée?
  
  Charline Quarré: La nuit des cafards de Dean R. Koontz, Hel de Graham Masterton, Salem de Stephen King, car c’est par ce roman que je l’ai découvert, bien avant son prodigieux Ça, qui est un monument de littérature d’horreur 

10.Tes films d'horreur préférés?

Charline Quarré:  Il est revenu de Tommy Lee Wallace, The Eye de Danny Pang,  Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg, Suspiria de Dario Argento, Dagon de Stuart Gordon, Shining de Stanley Kubrick, It Follows de David Robert Mitchell et Rosemary’s Baby de Roman Polanski 

11.Si on te donnait tous les moyens pour le faire, quelles sont les trois nouvelles dont tu aimerais voir une adaptation en court-métrage (tu as le droit à deux mentions spéciales si tu as du mal à choisir)?

  Charline Quarré: Les nouvelles que je pense le mieux adaptables à l'écran sont "Le moulin à purée" de toute évidence. Viendraient ensuite sans doute "La Fuite" et "Le chant des baleines". En mentions spéciales, je dirai "Démonstration" et "Hécatombe". Je n'ai qu'une évidence cinématographique, c'est "Le moulin à purée". Le reste n'est pas très objectif, ce sont plutôt des préférences. Quoi que "Made in Hell" ou "Sacrifices" pourraient être également de gros gros délires à l'écran!

Merci mille fois, Charline!
  Ce n'était pas la première fois que ce lieu avait été rasé. Avant que ne s'élèvent les tours, un lacis de ruelles animées parcourait cette partie de la ville. Robinson Street, Laurens Street, College Place: toutes avaient été détruites dans les années soixante pour laisser place aux bâtiments du World Trade Center et toutes étaient oubliées aujourd'hui. Disparu, aussi, le vieux Washington Market, les embarcadères industrieux, les poissonnières, l'enclave chrétienne établie ici à la fin du XIXe siècle. Syriens, Libanais et autres Levantins avaient été repoussés derrière la rivière, à Brooklyn, et s'étaient enracinés sur Atlantic Avenue ou Brooklyn Heights. Et avant? Quels sentiers indiens Lenape se cachaient sous les décombres? L'endroit était un palimpseste, comme l'était toute la ville, écrite, effacée, réécrite. Il y avait eu des communautés ici avant même que Colomb ne prenne la mer, avant que Jean de Verrazane n'ancre ses navires dans ces pertuis ou que le marchand d'esclaves portugais Esteban Gomez ne remonte l'Hudson; des êtres humains avaient vécu ici, construit des maisons et s'étaient querellés avec leurs voisins bien avant que les Hollandais ne voient une opportunité commerciale dans les somptueuses fourrures et le bois de l'île, ainsi que dans sa baie calme. Les générations se sont ruées à travers le chas d'une aiguille, et moi, un des individus de cette foule encore lisible, je suis entré dans le métro. Je voulais trouver le fil qui me reliait à mon propre rôle dans ces histoires.

Open City, Teju Cole, Denoël. Traduit de l'américain par Guillaume-Jean Milan.

lundi 15 mai 2017

Dans la boutique de Mr Hendricks (Chapitre 19)

Jacques Poirier, 1977.
"You received the serpent," said Jupe [...].
  Hendricks reached out and gathered up a fistful of Jupe's shirt. "Did you bring that thing?" he asked. "If you did, I'll bring your neck!"
  Jupe did not try to break away. "We didn't bring the serpent, but we know it must be a cobra with jewelled eyes. How did it arrive?"
  Hendricks studied Jupe's face, then let go of his shirt. He opened the door and pointed towards his counter. There was a gilded cobra, a duplicate of the one that had been sent to Pat Osborne.
  "I went in the back room for a couple of minutes," said Hendricks. "When I came back, that thing was on the counter."
  "I see," said Jupiter.
  [...] A :man wearing stained blue trousers and an oversized, ragged coat made his unsteady way round the corner of the building. "Coffee?" he pleaded.
  Allie examined the newcomer with interest. [...]
  "Coffee?" he said again. "Say, mister, maybe a sandwich? I haven't eaten for two days."
  Hendricks dug into his pocket and pulled out a roll of notes. He peeled off one without even looking at it and thrust it at the tramp. [...]
Ed Vebell, 1972.
  [The tramp] took the money, turned, stumbled and fell into the rack of newspapers that stood beside the shop door.
  "Blast!" cried Hendricks.
  The tramp thrashed about, a jumble of arms, legs and newsprint. "S'okay!" he said. He untangled himself, lurched to his feet and ambled away.
  "Hey, mister!" called Allie. "Wait a second!" She darted forward to pick up a small, square black
object from amid the pile of papers that now blocked Hendricks' entrance. "You dropped your radio."
  The tramp began to run.
  "Allie." Jupe kept his voice very calm. "Allie, give that to me."
  "Good lord!" said Hendricks.
  Allie looked at the little black box in her hand. "What is it? What's the matter?"
  Hendricks snatched the object and threw it. He threw blindly. It arched high in the air, landed on the sidewalk across the street, bounced twice and hit the wall of Noxworth's little shop.
  There was a flash and a roar, and the windows of Noxworth's Mini Market collapsed inward!
  Jupe had a glimpsed of Noxworth's face, white with terror, peering from behind a counter. Then Hendricks was racing down the street after the fleeing tramp.
 
"Vous avez reçu le serpent!" [dit] Hannibal.
  Hendricks empoigna le jeune garçon par le devant de sa chemise et le secoua:
  "C'est toi qui m'as envoyé ce truc-là? s'écria-t-il. Si c'est toi, je vais te tordre le cou."
  Hannibal ne fit pas un mouvement pour se dégager.
  "Ce n'est pas nous qui vous avons envoyé le serpent, affirma-t-il, mais nous savons qu'il s'agit d'un cobra aux yeux rouges. Comment est-il arrivé?"
  Hendricks étudia un instant en silence le visage grave d'Hannibal, puis il le lâcha. Ouvrant la porte, il désigna un objet posé sur le comptoir. C'était un cobra de plâtre doré, réplique exacte de celui envoyé à Pat Osborne.
  "Je suis allé deux minutes dans l'arrière-boutique, expliqua le commerçant et, lorsque je suis revenu, cette horrible chose était là.
  -Je vois, dit Hannibal."
  [...] Un clochard [entra] dans la boutique. Il ne devait pas être tout à fait à jeun car sa démarche était plus que vacillante.
  "Salut, patron! dit-il. Vous auriezpas un pt'it morceau à me donner à manger ou quelque cents à m'allonger?"
  Doris examina le nouveau venu avec intérêt. [...]
  "Un p'tit morceau! répéta-t-il. J'ai pas mangé depuis avant-hier."
  Brave homme, Hendricks sortit de la menue monnaie qu'il tendit au clochard.
  "Merci, patron!" s'écria celui-ci avec chaleur.
  Il fourra l'argent dans sa poche, tourna le talons... et trébucha sur le porte parapluies de l'entrée. Perdant l'équilibre, il s'étala de tout son long. Il se releva aussitôt en grommelant:
  "Ça va! J'ai rien d'cassé!"
  Il sortit sans attendre. Doris le rappela:
  "Hep! Revenez!"
  Elle venait d'apercevoir, dans un coin sombre derrière la porte, près du porte-parapluies, une boîte noire et oblongue qui ressemblait fort à un petit poste de radio de poche.
  "Vous avez perdu votre transistor!" ajouta-t-elle en ramassant l'objet.
  Au lieu de revenir, le clochard s'éloigna à toutes jambes.
  "Doris!" La voix d'Hannibal était très calme. "Doris, donne-moi ça!
  -Grand Dieu!" s'exclama Hendricks derrière lui.
  Doris regarda la petite boîte qu'elle tenait.
  "Qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle. Qu'est-ce que..."
  Hendricks lui arracha l'objet des mains et le lança, par la porte ouverte, loin du petit groupe. La boîte décrivit une parabole et retomba sur le trottoir, de l'autre côté de la rue. Là, elle rebondit une ou deux fois et alla frapper le mur de la boutique de Noxy.
  On entendit une explosion. La vitrine de Noxy vola en éclats. Hannibal eut le temps d'apercevoir Noxy lui-même qui ouvrait des yeux épouvantés derrière son comptoir. Déjà Hendricks s'était lancé dans la rue et courait à la poursuite du clochard."
Jacques Poirier, 1977.

The Mystery of the Singing Serpent/Le Serpent qui fredonnait, M.V. Carey. Traduit de l'américain par Claude Voilier.

Les entailles ont des ailes

Tu comptes les crottes de chien sur le chemin du retour
je pose mon silence dans ta main minuscule
j'y pose ma brûlure tu souris elle s'envole
comme une coccinelle

Juste après la pluie, Thomas Vinau, Alma.

vendredi 12 mai 2017

L'enregistrement de Bentley (Chapitre 11 & 12)

Jacques Poirier, 1977.
  "Pete slid open a drawer in the table. It was empty except for a few paper clips and a miniature tape recorder. There was a tape on the spool of the recorder. "I wouldn't mind having that," said Pete. "You could carry it in your pocket."
  Bob picked up the instrument. "Nice," he said. "Runs on batteries. No wires to plug in." He pressed a button on one end of the recorder, and a little compartment opened. Inside was a tiny microphone. "Perfect," said Bob. "A little recorder than can be hidden anywhere, with a sensitive microphone. The Secret Service probably doesn't have anything better."
  "I wonder what's on that tape," said Jupiter. "How does the rewind mechanism work?"
  Bob fumbled with the recorder for a second and watched the tape rewind. Then he reversed the switch. The recorder gave out a few preliminary cracks and rustles, and then The Three Investigators heard someone say, "We can begin."
  "That's Ariel's voice!" exclaimed Bob. [...]
  The tape turned slowly to its end. The terrible singing faded to a low sob and died. When the little machine emetted only a soft hum, Jupiter Jones realised that he felt cold. The sunlight that had streamed into the appartment was gone, and it was growing dark.
  And there was a man standing in the doorway. Bentley!

"Oh my gosh!" exclaimed Pete.
  Bob jumped, and quickly turned off the little tape recorder.
  Jupiter Jones stood still and considered several possible explanations that he could offer Bentley. He decided that non would do. "We were just leaving," he said.
  The man with the walrus moustache remained in the doorway. "Were you planning to go out the way you came in?" he asked. "You used the window, didn't you?" Bentley's voice was angry. There was no bluster in it, and no fright. [...] It might take dynamite to move him out of the doorway.
  Jupiter thought quickly. "Bob," he said, "give me that tape."
  Bob lifted the spool of tape off the little recorder and handed it to Jupe.
  "That tape is my property!" said Bentley.
  [...] The houseman moved then. He lunged across the darkening room and gripped Jupe's wrist.
  "Run for it!" shouted Jupe to his friends.
  Bob and Peter rushed for the open door. Jupe let go of the tape suddenly and hooked his right leg behind Bentley's left knee.
  The houseman floundered backwards, cursing. The spool of the tape flew across the room. Jupe let it go and ran.
  As Jupe shot of the door, Bentley grabbed the back of his shirt. Jupe tore free and bounded down the stairs.
  Bentley did not try to follow. He just stood on the landing holding a piece of Jupe's shirt and watched the boys snatch up their bikes and pedal rapidly away."
Jacques Poirier, 1977.
  "Peter ouvrit l'un des tiroirs de la table. [...] Le tiroir était vide, à l'exception de quelques trombones et d'un magnétophone miniature. Une bande était enroulée sur la bobine.
  "J'aimerais bien posséder un truc pareil! s'exclama Peter. Vu son faible encombrement, on peut le mettre dans sa poche."
  Bob examina de près la trouvaille.
  "Joli petit instrument, dit-il. Il fonctionne sur pile. Pas besoin de le brancher sur secteur."
  Il enfonça un bouton: un petit compartiment s'ouvrit. A l'intérieur se trouvait un minuscule microphone.
  "Quel merveilleux appareil! s'exclama Bob. On peut le cacher n'importe où! Je parie que les Service secrets n'en possèdent pas de plus perfectionné!
  -J'aimerais bien savoir s'il y a quelque chose sur la bande sonore, dit Hannibal. Sais-tu faire marcher ce truc, Bob? J'ai de trop gros doigts pour m'y risquer."
  Bob mit l'appareil en marche. Après quelques craquements et autres bruits vagues, les trois détectives entendirent une voix d'homme qui disait:
  "Nous pouvons commencer!
  -La voix de Falsell! s'exclama Bob.
  [...] La bobine se déroula jusqu'au bout. Enfin, le fredonnement se mua en un sanglot étouffé et s'éteignit.
  Hannibal s'aperçut alors qu'il était glacé. Le soleil qui, peu de temps auparavant, chauffait encore la pièce, était sur le point de disparaître.
  Et un homme se tenait sur le seuil.
  Bentley!

Ed Vebell, 1972.
  Peter le vit à son tour et exhala un "Oh!" consterné. Bob, qui venait d'arrêter le magnétophone, leva la
tête et sursauta.
  Hannibal, immobile et muet, passa vivement en revue différentes explications à fournir à Bentley. Malheureusement il n'en trouva aucune de valable.
  "Nous allions partir!" se contenta-t-il de dire piteusement.
  L'homme à la moustache de phoque ne broncha pas. Il bloquait la porte.
  "Vous disposiez-vous à sortir de la même manière que vous êtes entrés?" demanda-t-il.
  Sa voix était chargée de colère.
  "Vous êtes passés par la fenêtre, n'est-ce pas?"
  [...] Hannibal comprit que ses camarades et lui étaient pris au piège: Bentley ne les laisserait pas aisément sortir! Comment l'obliger à leur livrer passage? Hannibal réfléchit à toute allure. Puis, à haute voix:
  "Bob! appela-t-il. Donne-moi cet enregistrement!"
  Bob ôta la bande sonore d'un geste prompt et la tendit à Hannibal.
  "Ceci m'appartient!" s'écria Bentley, furieux.
  [...] Bentley se décida à bouger. Il pénétra dans la pièce où les ombres du crépuscule s'installaient et saisit le poignet d'Hannibal. Celui-ci cria alors à ses camarades de toute la force de ses poumons:
  "Vite! Filez, vous autres!"
  Peter et Bob ne se le firent pas dire deux fois. Ils franchirent d'un bond la porte ouverte. Alors, Hannibal lâcha brusquement la bobine qu'il tenait tout en faisant un croc-en-jambe à Bentley.
  Le moustachu, perdant l'équilibre, se mit à jurer. La bobine roula sur le plancher. Sans plus s'en soucier, Hannibal courut vers la porte. Comme il allait l'atteindre, Bentley le rattrapa par sa chemise. Le jeune garçon réussit à se libérer et plongea vers l'escalier.
  Son adversaire n'essaya pas de le rejoindre. Debout sur le seuil, il se contenta de suivre des yeux la retraite précipitée des détectives. Ceux-ci sautèrent sur leurs vélos à grands coups de pédale."

NOTES:
-J'ai préféré ne pas inclure les lignes décrivant l'écoute de l'enregistrement. Les détectives écoutent en fait la même scène à laquelle ils ont assisté dans le Chapitre 4 et que j'ai recopiée dans l'article principal.
-La traductrice Claude Voilier a apporté quelques ajouts. J'ai omis le premier au début de l'extrait français non parce qu'il était mauvais mais parce qu'il est superflu. Par contre, j'ai préféré laisser les "gros doigts" d'Hannibal même si c'est peut-être une manière un peu trop insistante de rappeler le physique du personnage.
-Quant à l'explicitation des pensées d'Hannibal avant qu'il demande l'enregistrement à Bob peut être considéré comme un peu faible par rapport au texte original où il est question de dynamite comme moyen de déloger Bentley du seuil de la porte.

The Mystery of the Singing Serpent/Le Serpent qui fredonnait, M.V. Carey. Traduit de l'américain par Claude Voilier.
  Le mur sur lequel il avait collé son premier Post-it était maintenant hérissé d'autres Post-it. Il notait sur ces feuilles les passages préférés des livres qu'il avait lus. La plupart des fragments recopiés émanaient d’œuvres d'auteurs disparus, de sorte que les Post-it couvrant le mur rappelaient les stèles funéraires d'un gigantesque cimetière. Au fur et à mesure que les petites feuilles s'accumulaient, le mur virait au tintamarre. Il y avait là, les voix d'un humble historien, d'un plasticien jovial, d'un romancier souffrant d'une dent cariée, d'un scientifique timide, d'un poète bègue, d'un religieux névrosé, d'un géographe, d'un aventurier, d'un linguiste, d'un sportif, et même celle d'un dieu par l'intermédiaire de son nègre. Selon les cas, ils se disputaient ou bien trinquaient ensemble. Il aimait le bruit sain que dégageait ce premier mur. Tantôt il faisait se côtoyer deux voix discordantes, tantôt il associait des voix harmonieuses. Ainsi remplit-il ce mur un mois durant. Même si les phrases n'avaient entre elles ni règle ni ordre, elles finirent par créer une certaine harmonie. Il s'étonnait que ces voix émanées des gens d'époques différentes et de genres si divers puissent s'accorder les unes aux autres.
  Dans un deuxième temps, il voulut écrire sa biographie. Il décida de remplir un autre mur en écrivant ses propres histoires. [...] Il colla le premier Post-it sur le deuxième mur.
  [...] Il ne parvenait pas toujours à se souvenir d'un moment ou d'un lieu précis mais cela ne présentait aucun caractère de gravité. Il indiquait alors un autre lieu qu'il connaissait. Ainsi, il progressa rapidement dans son travail. En un clin d’œil, les feuilles couvrir un mur entier. [...]
  Il recula et regarda le mur. Il n'aurait jamais imaginé que son esprit abritait autant d'histoires. Et de nouveau, comme pour le premier mur, il s'étonna du lien qui unissait ces histoires entre elles. Des évènements insignifiants à leur époque exerçaient en réalité une grande influence dans sa vie, et il s'en émerveilla. Soudain, des phrases traversèrent son esprit. Il les nota fébrilement sur une feuille.
  [...] Il écrivit de justesse le dernier mot [...] sur le dernier espace libre de la feuille. C'était la première feuille de Post-it du troisième mur.
  Le troisième mur manquait d'ordre. Les phrases, sans forme ni lien entre elles ne relevaient d'aucun contexte précis. Chaque fois que des mots, des propos, des pensées surgissaient, il les notait à la façon d'un cryptogramme impénétrable. Par exemple: "Une déchetterie de blagues ratées", "un magasin d'insignes pour le mérite". Ces notes n'avaient pas de signification précise mais lui donnaient un plaisir inexplicable. Il écrivit ainsi brièvement sur un bon nombre de sujets: "Le garçon au bec de lièvre qui a envie de donner un baiser", "L'homme qui grillait des feuilles d'algue alors que sa femme venait de le quitter". Lui seul détenait le sens de ces formules. Sur ce troisième mur, les feuilles remplies contenaient des sujets d'inspiration plutôt que de véritables écrits. Au lieu de remplir de nouveaux Post-it, il se concentrait davantage sur le travail réalisé, auquel il pressentait un indicible destin.
  [...] Quelques jours plus tard, il se fit embaucher sur un chantier.
  En travaillant sur le chantier, il trouva de quoi couvrir le quatrième mur. Le bagout des hommes du chantier lui causa un nouveau choc. Ses oreilles rarement sollicitées ces derniers temps devinrent sensibles au bruit. Chaque fois que les journaliers mangeaient de la poitrine de porc rôtie au feu de bois, sur un gril dans un bidon, ils plaisantaient:
  -Qu'est-ce que c'est bon! C'est de la chair humaine ou quoi?
  Ou bien:
  -Ça va chatouiller le nez des voisins.
  Il était émerveillé par leur sens de l'humour. Il mémorisait les dialogues et les notait sur les Post-it. Ik recueillait aussi, sans ne jamais rien omettre, le caquetage des collégiens au fond du bus, les plaisanteries osées des dames du marché et le radotage des vieux au jardin public. Il s'étonnait de ce langage si plein de vie et voulut remplacer les Post-it du troisième mur rempli de pensées trop fragmentaires. Mais il patienta. Il couvrit presque entièrement le quatrième mur. Désormais, à l'exception des emplacements des prises de courant et de la fenêtre, tous les murs de la chambre étaient recouverts de Post-it.
  Il prit la résolution d'écrire un texte qui mériterait de porter le nom de "roman". Comme cinquième mur, il choisit le plafond. Il rentra le banc de musculation dans la chambre et grimpa dessus pour coller ses papiers au plafond.

"Le Poisson de papier", in Cours papa, cours!, Kim Ae-Ran, Decrescenzo, coll. "Mini-Fictions". Traduit du coréen pat Kim Hye-gyeong et Jean-Claude de Crescenzo.

mardi 9 mai 2017

Pete tombe de l'autre côté du mur (Chapitre 6 & 7)

  "We must get over that wall," decided Jupiter. "Pete, you're the athlete. I can lean on the wall and you can climb on my back."
  "You're out of your mind!" declared Pete.
  "I see no other way," said Jupe. "If you won't do it, I must, but it seems to me that you're the logical one. Once you get on top of the wall, you can help me up and we can help Bob. It's the only way we can get in to see what's happening in that house."
  Pete sighed, as he had many times since joining Jupiter Jones and Bob Andrews. "I'm not sure I want to see," he muttered. But when Jupe bent, put his arms over his head and braced himself against the wall, Pete came through. He put one knee on Jupe's back, touched the wall with his hands, placed a sneakered foot on Jupe's shoulder and stood. "Here goes," he said, planting both hands on the top of the wall. He pulled himself up.
  He sat on the wall a moment to survey the dark grounds around the darker house. Then it happened.
  The alarm bell rang first - an ear-shattering, persistent clanging.
  "Get down!" cried Jupe from the roadway.
  Floodlights blazed suddenly. There were eight of them, two at each corner of the wall. Pete clutched at the bricks, caught and blinded by the blue-white glare.
  "Jump!" shouted Jupiter.
  Pete tried. He swung himself round and let his legs drop outside the wall. But then, under his hand, a brick slipped, gave way and fell. And Pete fell, too. Backwards, inside the wall!
Jacques Poirier, 1977.
Pete landed on his back on soft turf. He rolled a bit and brought himself to his kness. The alarm bell stopped clanging. Pete blinked and turned his head away from the glare of the floodlights.
  A thickset man stood between Pete and the wall.
  "You little sneak," said the man. He did not move, but his voice chilled Pete. "Just what do you think you're doing here?"
  Pete opened his mouth to say something and found that his throat was suddenly very dry. He began to get up, and the man took a signle menacing step towards him. Pete froze, half-crounching.
  "Pete?" called Jupiter Jones from the other side of the wall. "Pete, did you find him?"
  "Il faut à tout prix escalader ce mur, décida Hannibal. Peter! Tu es l'athlète de la bande. Je vais m'adosser au mur et te faire la courte échelle.
  -Tu es fou, non?
  -Je ne vois pas d'autres moyen, dit Hannibal. Une fois que tu seras là-haut, tu m'aideras à te rejoindre, puis nous hisserons Bob à son tour. Il n'y a rien d'autre à tenter si nous voulons découvrir ce qui se passe dans cette maison."
  Peter soupira, comme cela lui arrivait dans les instants critiques.
  "Je me demande si j'ai vraiment envie de le savoir!" grommela-t-il.
  Mais quand il vit qu'Hannibal s'apprêtait à monter le premier, il se décida enfin et se mit à grimper avec une agilité surprenante.
  "Voilà! J'y suis!" annonça-t-il.
  Il resta un moment assis sur le mur, à surveiller le jardin enténébré au-dessous de lui. C'est alors que la chose se produisit...
  Un bruit strident déchira la nuit: une sonnette d'alarme venait de se déclencher.
  "Descends vite!" cria Hannibal de la route.
  Au même instant des projecteurs s'allumèrent. Il y en avait huit: deux à chaque coin du mur. Pete agrippa les briques à pleines mains, assura sa prise mais hésita avant de sauter. L'intense lumière blanche l'aveuglait.
  "Saute donc!" hurla Hannibal.
  Peter s'efforça d'obéir. Il lança ses jambes par-dessus le mur... Hélas, sous sa main, une brique se
Ed Vebell, 1972.
déroba, glissa et tomba.
  Et le pauvre Pete tomba lui aussi! En arrière... et du mauvais côté du mur!

  Peter atterrit sur le dos. Par bonheur, le sol était meuble. Le jeune garçon roula d'abord sur lui-même, puis se retrouva sur les genoux. La sirène s'arrêta aussi brutalement qu'elle s'était déclenchée. Pete cligna des paupières et détourna la tête pour échapper à l'éblouissement des projecteurs.
  Un homme fortement charpenté surgit brusquement à son côté.
  "Sale petit espion!" lança-t-il. Il ne faisait pas un geste mais sa voix dure suffit à glacer Peter. "Je voudrais bien savoir ce qui t'amène!"
  Peter ouvrit la bouche pour répondre, mais sa gorge était si sèche qu'il ne put émettre le moindre son. Il se remit debout. L'homme fit un pas menaçant dans sa direction. Le grand garçon s'immobilisa, fort peu rassuré.
  Soudain, la voix d'Hannibal s'éleva de l'autre côté du mur.
  "Peter! appelait-il. Peter! L'as-tu trouvé?"

The Mystery of the Singing Serpent/Le Serpent qui fredonnait, M.V. Carey. Traduit de l'américain par Claude Voilier.