"Rana Toad", ça se mange?

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mercredi 9 juin 2010

81 femmes : notre planète au féminin

Il existe des livres qui prennent la tournure de parcours initiatiques, des livres qui nous font grandir et voyager loin, très loin de notre confort et de notre routine.
"Same same but different" est définitivement de cet acabit. Il s'agit du récit de voyage effectué par Sandra et Yuki autour du monde. Un voyage à point nommé lorsque l'on ne sait plus très bien qui l'on est et où l'on va. Un voyage au féminin, avec un objectif passionnant : faire le portrait de 81 femmes de 25 ans issues de tous les continents, dont les projets et les rêves secouent leurs communautés.
Le résultat : 14 mois de voyages dans des pays aux ambiances singulières et aux rencontres innoubliables, un récit très riche, solicitant nos cinq sens et notre curiosité. Lisez-le : il émeut, il révolte, il donne envie de croquer la vie et d'avancer!

Découvrir le projet "81 femmes" m'a donné envie d'aller plus loin et de rentrer en contact avec Sandra Reinflet, auteur du livre, mais également artiste sous le pseudonyme "Marine Goodmorning" (un nom plein de panache qui illustre bien sa personnalité!). Je lui ai posé quelques questions et je partage les réponses avec vous, en esperant vous donner envie pour la suite! D'autre part, n'hésitez pas à vous rendre sur le site du projet : http://www.81femmes.org/


Morgane Vasta : Ce livre est l'aboutissement plus intime du formidable voyage que vous avez effectué. Aviez-vous prévu cette publication dès le début de l'expérience? A quel rythme l'avez vous écrit?

Sandra Reinflet : J'avais pensé à la possibilité de l'écrire avant de partir, mais attendais d'être certaine qu'il apporterait autre chose que les articles que nous publiions en cours de route. Pendant les 14 mois du voyage, nous rédigions des carnets de route quotidiens sur le site 81femmes.org. Il s'agissait de réactions "à chaud" mais malgré tout assez objectives puisque je n'y parlais pas vraiment de ressenti personnel.

Au fil des conférences et des expositions que nous avons réalisées au retour, les mêmes questions revenaient : "est-il difficile de quitter son confort, ses attaches? Comment avez-vous vécu votre relation à deux pendant 14 mois? Qu'est-ce que les rencontres de ces femmes ont changé en vous? Revenez-vous différentes? Qu'en est-il de vos propres rêves?" etc. C'est à ce moment là que j'ai réalisé qu'écrire ce livre avait un sens car il permettait, d'une part, d'immortaliser le témoignage de ces femmes, mais aussi de répondre à toutes ces interrogations.

J'ai commencé à le rédiger un an après le retour, le temps de "digérer" la multitude d'émotions qui m'avait assaillie. Le temps aussi de poser mes valises, parce que, même si je ne partais pas en fuite - c'est à dire que je laissais derrière moi une vie qui me satisfaisait tout à fait - j'ai eu du mal à rentrer.
Un an plus tard donc, j'étais prête, et avais très envie d'y replonger, aidée par nos dizaines de carnets de route (parce que ma mémoire a tendance à être un peu gruyère!).

J'ai écrit Same same but different en une année, avec des périodes plus ou moins intenses. Il m'arrivait de faire des pauses de plusieurs semaines pour me consacrer à la musique, puis de me remettre à l'écriture pendant deux mois ininterrompus. C'était une relation assez passionnelle, j'aime / je hais. Pour moi qui ne suis pas très patiente, encore moins solitaire, faire face à mon écran pendant des mois était assez difficile. C'était loin de l'immédiateté d'écriture d'une chanson. Mais dès que je me laissais emporter par l'histoire, il était difficile de m'arracher à ma chaise. J'ai envoyé le manuscrit à mon éditeur, Yves Michalon, juste avant de partir pour 3 mois au Canada. Il m'a dit oui à la rentrée et j'ai ensuite fait quelques modifications au texte, pour le rendre encore plus intime, pour que mon expérience personnelle soit le fil conducteur qui nous mène d'une femme à l'autre.

MV : Beaucoup d'émotions sont victimes des mots et deviennent extrêmement complexes à transmettre au lecteur. Quelles difficultés avez vous rencontré en mettant vos pensées sur papier? Y a t'il eu des instants où la révolte vécue, où l'admiration est allée au delà des mots que vous avez pu employer?

Sandra Reinflet : Vous soulevez-là toute la difficulté de l'expression d'un ressenti, que ce soit à l'écrit ou à l'oral d'ailleurs. Comment partager une émotion en l'exprimant de façon assez suggérée pour que le lecteur ou l'auditeur puisse se l'approprier? En route, j'avais tendance à (trop?) utiliser de superlatifs. Or, ce n'est pas parce qu'on lit qu'une situation est révoltante ou choquante qu'elle le devient pour soi. Il faut parvenir à la décrire assez précisément pour que le sentiment naisse entre les lignes et que chacun l'interprète à sa manière. Je suis naturellement plutôt emportée, passionnée et émotive, et je pense que cela transparaît dans ce livre, même si, avec le recul de l'écriture, j'ai un peu tempéré le vocabulaire pour laisser place à la propre sensibilité du lecteur.

MV : Après avoir fait le tour du monde, que pensez vous de la condition de la femme à l'heure actuelle? Qu'est ce qui vous a choqué ou au contraire, qu'est ce qui vous a encouragé?

Sandra Reinflet : Je pense qu'elle est inégale, et qu'il n'y a pas une condition mais des conditions. Aussi, il m'est toujours difficile de donner une opinion tranchée et générale sur un sujet si particulier.

En France, je clame sans cesse que je ne suis pas féministe. Non pas que le terme soit un gros mot, mais simplement parce que je n'ai pas l'impression qu'à l'heure actuelle, nous soyions lésées par rapport aux hommes. Evidemment, des différences - que certains nomment injustices - persistent dans le monde du travail ou dans le partage des tâches par exemple, mais je pense que nous bénéficions aussi d'avantages certains. La liberté que nous avons acquise aujourd'hui est liée aux combats que les militantes féministes ont menés dans le passé pour l'égalité des droits, mais, aujourd'hui, je ne me sens pas l'âme revendicatrice sur ce sujet.

En revanche, dans beaucoup des pays que nous avons traversés, les femmes sont encore victimes de leur statut. Au Népal par exemple, dans les régions reculées, celles qui ont leur menstruations sont contraintes de dormir à l'étable, considérées comme impures. De nombreux trafics ont également lieu dans cette zone où les femmes n'ont aucun statut sans leur mari ou leur père. En Bolivie, les femmes que nous avons rencontrées exprimaient leurs révoltes face aux violences conjugales qui sont monnaie courante à cause du fort taux d'alcoolisme des hommes... D'autres sont utilisées comme "mules" pour porter de la drogue pour leurs compagnons... Je ne cite que quelques-unes des situations auxquelles nous avons fait face pendant le voyage, tant il y a eu de moments de révoltes sur le sujet.

D'un autre côté, nous avons surtout rencontré des femmes qui, malgré ces contextes difficiles, se battent pour se réaliser et le font avec d'autant plus de détermination qu'elles doivent franchir ces obstacles. Comme en Afrique où, du fait de la polygamie, beaucoup de femmes doivent assumer seules les responsabilités de leur famille. Ce sont bien souvent elles qui travaillent, elles qui tiennent la maison debout. Nous avons partagé le quotidien de femmes qui en plus de cet aspect matériel, entreprennent les projets qui leurs tiennent à coeur. C'est le cas de Thandie en Afrique du sud, cette mère qui assume 14 personnes tout en menant un projet d'insertion sociale par le football féminin...

Ces exemples prouvent en tout cas qu'il ne faut pas se réfugier derrière l'excuse d'un contexte défavorable. Il nous appartient de le transformer, à notre échelle, pour avancer. C'est la philosophie qui unit ces 81 femmes.

Morgane Vasta : Le voyage est définitivement féminin et prend des allures de parcours initiatique, à la fois pour vous et pour le lecteur ; les femmes sont présentes sur tous les terrains de l'astronomie à la médecine, en passant par les domaines culturels et sportifs. "Same same but different", vous retrouvez-vous en elles, que vous ont t'elles appris?

Sandra Reinflet : Elles nous ont appris qu'il n'y a pas une règle, une façon d'accéder au bonheur. Dans une prison, dans un désert, après l'annonce d'une séropositivité... elles façonnent le leur de manière parfois atypique. Elles décident de transformer les choses pour s'accomplir, même si cet accomplissement est parfois éloigné des modèles avec lesquelles elles ont grandi. Outre l'âge, je me suis évidemment retrouvée en beaucoup de femmes, parce que, même si elles ont des vies très différentes les unes des autres, elles partagent la même envie d'agir, de prendre des risques sans remettre leurs projets à plus tard. C'est peut-être lié au fait que beaucoup cotoient la mort de près et qu'elles ont conscience que le présent est leur seule certitude, tandis qu'en France, on nous promet une espérance de vie qui nous pousse à projeter sans cesse. J'en avais déjà conscience avant de partir, mais continuais à assouvir à ma passion (la musique) à côté d'un emploi stable, presque en dilettante. Après avoir rencontré ces femmes et partagé leurs messages, je me suis dit que je ne pouvais plus vivre les choses à moitié et que je devais m'y consacrer à plein temps, même si c'était plus risqué.

MV : "J'ai trop de choses inachevés" une pensée terrible après votre accident. Aujourd'hui, vous mêlez savamment projets musicaux et voyages, avez vous de nouvelles aventures à l'esprit?

Sandra Reinflet : Des dizaines! J'ai réalisé que ma vocation était de donner vie à Marine Goodmorning, le personnage que je m'étais créée enfant, avant de me laisser convaincre par le "raisonnable". Je me disais alors chanteuse-styliste-écrivain-voyageuse. Certains pensent que mêler toutes ces disciplines, c'est se disperser. Pour moi c'est simplement utiliser différents outils pour exprimer une même émotion. Comme on choisirait un pinceau ou un rouleau pour peindre, je choisi, selon l'envie, des mots, des notes ou des couleurs. Pour ce qui est du voyage à proprement parlé, même si j'adore Paris, je repars souvent à l'étranger, comme cet été où je penser partir deux mois outre-atlantique pour composer. J'espérais qu'après 14 mois à bourlinguer, j'aurais eu ma dose de nomadisme, que j'aurais peut-être des envies de stabilité. Mais non, rien n'y fait, l'inconnu et la surprise m'excitent et j'adore avoir ma vie dans une valise...

MV : Quel message aimeriez-vous transmettre aux lecteurs, hommes ou femmes, qui vont découvrir votre parcours?

Sandra Reinflet : Osez! Il n'y a de limites à nos rêves que celles que nous leur donnons. Ce n'est pas moi qui le dit, c'est elles...

"Same same but different", Sandra Reinflet - Michalon 2010.

jeudi 27 août 2009

Sorj Chalandon répond à Rana Toad!

Eh bien voilà, j'inaugure une nouvelle section sur Rana Toad : les interviews des auteurs qu'on aime et qu'on défend. J'ai bien sûr commencé par Sorj Chalandon, puisque son livre (La légende de nos pères) est l'un des premiers à m'avoir plu, de bout en bout, en cette rentrée littéraire 2009.
Il faut dire aussi que Sorj Chalandon, qui ballade derrière lui 30 années de journalisme autour du monde pour Libération et 4 très bons livres, est un auteur ouvert, à l'écoute. N'hésitez pas à le rencontrer en dédicace, c'est toujours très intéressant!

Morgane Vasta (aka Susan Calvin) : Ce même jour (27/08/2009), « Mon traître » en poche et votre nouveau livre « La légende de nos pères » font leurs entrées dans les librairies. Pourriez-vous tout d'abord nous expliquer le cheminement qui vous a poussé à aborder le thème de la résistance dans « La légende de nos pères »?

Sorj Chalandon : La Résistance française, et la résistance menée en France par les étrangers comme ceux célébrés par le poème d'Aragon l'Affiche Rouge, ont toujours été au centre de mes engagements et de mes préoccupations. Comme journaliste, j'ai suivi les procès de Barbie le SS, de Touvier le milicien et je savais qu'un jour je rendrais hommage aux hommes qui ont combattu cette cruauté-là. La Légende est une manifestation de cet hommage. C'est aussi l'exploration des zones grises de l'homme. De celles qui font de nous ni des traîtres ni des héros mais des frôleurs de murs. Qui ici, pour juger les uns et louer les autres? Qui ici, pour être certain de ce qu'il aurait été. Nous sommes portés par le doute. Et je voulais mettre en scène cette confrontation.

MV : Pierre Frémaux est un personnage auquel je me suis beaucoup attachée, à cause de la sensibilité de ses introspections. Pourquoi avoir volontairement différencié au cour du récit le passé du père et celui de Beuzaboc?


Sorj Chalandon : Justement, par souci de la confrontation. Un fils de résistant renouant fil à fil la vie d'un combattant de l'ombre présentait pour moi une situation moins vertigineuse que ce même fils qui, fil à fil, déconstruit la vie rêvée d'un autre. Ce texte est une succession de rendez-vous manqués. La fille avec son père, le fil avec son père, le biographe avec son sujet, ces hommes et ces femmes avec la vérité. Tous sont arrivés trop tard et je tenais à ce que le temps perdu garde cette avance.

MV : « Le doute et le mensonge », « le traître », vos derniers ouvrages abordent des faiblesses très humaines. On s'attache pourtant à ces personnages qui faillissent. Il s'agit le plus souvent d'apprendre à comprendre leurs points de vue. Serait-ce une volonté d'ouvrir le lecteur à d'autres angles que ceux véhiculés par la morale et les médias ? une manière aussi de sortir définitivement du carcan du journaliste pour rentrer dans un corps beaucoup plus subjectif : celui d'écrivain ?


Sorj Chalandon :
Je ne délivre aucun message, je raconte. Et lorsque j'étais journaliste, j'avais la même volonté de transformer en histoires mes reportages. En cela, je n'ai pas varié. Je montre, je ne juge pas. Tout est plus compliqué que le noir et le blanc. J'emmène celui ou celle qui le veut bien, en lisière. Le reporter que j'étais écoutait ce que le tueur en guerre avait à dire et rapportait la façon qu'il avait de le dire. Non pas pour le comprendre, mais pour le deviner.
Non pas pour approuver l'homme, mais pour l'expliquer. Je n'ai pas jugé Mon Traître. Je ne juge pas le vieil homme de La Légende. Juste, je vous demande d'écouter ce que l'un et l'autre ont à dire. Même si ça fait mal. Et ça fait mal.

MV : Avez-vous un nouvel ouvrage à l'esprit et nous en délivreriez-nous le thème ?

Sorj Chalandon : Oui. Mais c'est prématuré. Disons que Mon Traître n'est pas refermé.
Je l'ai raconté. J'aimerais maintenant qu'il s'explique, lui. Je veux lui donner cette chance. Et ce sera toujours une fiction.

MV : Enfin, auriez-vous des conseils de lecture pour nos amis lecteurs et libraires sur Rana Toad ? (toujours avides de découvertes !)

Sorj Chalandon : J'ai lu et aimé "Est-ce ainsi que les femmes meurent", de Didier Decoin (Grasset). Nous sommes au coeur, au creux du sombre de l'homme. Exactement aux marches de l'inhumain. Le silence, l'indifférence, la lâcheté, la peur. Le monstre en nous qu'il faut combattre sans relâche.

MV : Merci beaucoup pour vos réponses!


Mon traitre, Livre de Poche 2009 - 6€
La légende de nos pères, Grasset 2009 - 17€

*Photo : © P. Swirc
La page de Sorj Chalandon chez Grasset

mardi 14 juillet 2009

Terres imaginées, et pourquoi pas?

Depuis peu je chronique des brèves d'actualité pour Plume Rouge (un site spécialisé dans la fantasy voir lien tout ça..). Je réalise aussi des interviews.. et en fait ça me travaille un peu : pourquoi ne ferait-on pas ça aussi sur Rana Toad? (en plus c'est une vachement bonne excuse pour aller discuter avec des auteurs et des éditeurs que l'on défend non? ^^) L'idée vous intéresse t-elle?

Pour la peine, je vous mets en ligne l'interview de Guillaume Duprat. Je vous avais déjà parlé de son travail. Ses réponses sont sincèrement intéressantes, prenez-le temps de les lire!

L'écrivain forge des mondes grâce à une imagination fertile. Parfois, il s'inspire de mythes ancestraux, que ce soit pour écrire la genèse d'une épopée antique ou une guerre futuriste, aux confins de l'espace. Aujourd'hui, nous partons à la rencontre de ces mythes : des interprétations de l'univers remontant à nos racines, collectées dans le cadre des recherches de Guillaume Duprat. Son travail ethnologique et scientifique aboutit sur des ouvrages emprunts de poésie: Mondes (écrit par Leila Haddad, Seuil) et Le livre des Terres imaginées (Seuil), sources d'inspiration que je vous invite vivement à découvrir.

Plume Rouge (aka Susan Calvin sur Rana Toad, on l'aura compris) : Pourriez-vous tout d'abord nous exposer votre parcours et ce qui vous a amené vers les thèmes que l'on retrouve dans vos livres (à savoir les mythes autour de l'univers).

Guillaume Duprat : Je ne suis pas très conscient de l'origine de mon attirance pour les réflexions sur l'univers; structurellement, cela doit remonter loin... Enfant, j'étais de nature contemplative, plus attiré par le ciel et ses nuages que par les gens. Le ciel est un merveilleux espace de projection. Mon parcours professionnel n'a rien à voir avec la cosmologie, je ne suis ni chercheur, ni historien, ni anthropologue. J'ai une formation de technicien du livre et de graphiste, ce qui m'a permis d'exercer divers métiers : graphiste et animateur dans un centre culturel franco-africain, graphiste et illustrateur freelance, directeur artistique d'un magazine, et aujourd'hui, directeur artistique dans une maison d'édition spécialisée dans les jardins et l'écologie (Ulmer). J'ai aussi eu la chance de voyager, de dessiner quelques carnets de voyages. Mon penchant pour les cosmologies est à la fois une passion et une recherche personnelle.

cosmos tibétain

P.R : Pouvez-vous me parler du projet Cosmologik ?

Guillaume Duprat : Le projet Cosmologik consiste à collecter des visions de l'univers dans l'histoire des sciences et à les rendre accessibles. J'ai commencé il y a environ dix années... il est né d'une simple curiosité personnelle : en regardant la profusion d'images des systèmes du monde illustrés en Occident, du Moyen-âge à aujourd'hui, je me suis demandé comment le monde était représenté, imaginé dans d'autres cultures. J'ai cherché des livres, des encyclopédies susceptibles de répondre à mes interrogations et je n'ai pas trouvé d'ouvrages qui embrassait la question en dépassant les barrières qui opposent traditionnellement cultures écrite et orale, histoire des sciences et histoire des religions. Je n'ai pas tout de suite pris conscience de la tâche qui m'attendait et me suis lancé dans une recherche sans fin, un projet borgésien. Pour pouvoir lire un maximum d'ouvrages, de monographies d'ethnologues, de livres d'histoire, d'astronomie, de géographie, de textes religieux, de mythes, j'ai alors décidé de ne plus lire de fiction pour me concentrer sur mon projet. Le début du projet a coïncidé avec un moment où j'ai pris conscience que je ne pouvais plus voyager comme je le désirais. Mes voyages avaient aiguisé ma curiosité sur la diversité des cultures... Cette recherche de cosmologies, de visions du monde, s'est substituée à mon gout pour les voyages. Le voyage physique s'est transformé en voyage de l'âme.

P.R : Vous avez illustré des mondes complètement fous issus des croyances de peuples autour du monde. D'ailleurs, certains ont visiblement inspiré les univers d'auteurs de fiction (comme Pratchett et son célèbre « Disque Monde »). Pensez-vous à l'inverse que l'interprétation du futur travaillée par les auteurs d'anticipation pourraient posséder une valeur scientifique ?

Guillaume Duprat :
A vrai dire, je connais mal les univers imaginés dans la fiction. Je me suis spécialisé dans l'imaginaire du monde de l'histoire des sciences parce qu'il me semblait que cet imaginaire est méconnu du grand public au profit des mondes donnés à voir dans la fiction.Dans mes recherches, je constate que certaines grandes œuvres de fiction trouvent des échos dans les cosmologies mythiques ou scientifiques : des aspects symboliques du " Disque Monde " correspondent à un mythe hindou millénaire, le monde de Tolkien évoque la mythologie scandinave de l'Edda de Snorri, le Voyage au centre de la terre de Jules Verne succède aux théories de terres creuses imaginées par des scientifiques à la fin du XVIIIe siècle, etc. L'influence des sciences sur l'imaginaire de la fiction est parfois sous-jacente, mais à l'évidence, des auteurs de science-fiction peuvent aussi anticiper certaines découvertes, cela leur donne-t-il une valeur scientifique pour autant... Je crois que ces deux relations ne sont pas symétriques, et que le langage scientifique a quelque chose d'autonome qui opère dans un autre registre

P.R : Au-delà de ce travail documentaire et ethnographique, avez-vous déjà ressenti en tant qu'illustrateur l'envie de créer vos propres mondes ?

Guillaume Duprat :
Ces recherches occupent mon imaginaire, elles le nourrissent, des centaines de cosmologies et leurs innombrables variations peuvent échanger des éléments de leur structure, si bien que les possibilités d'imaginer des mondes sont démultipliées. Dessiner ces mondes intermédiaires entre mon imaginaire et celui des cosmologies ne relève pour l'instant pas d'une nécessité.

P.R : Quelle est la « Terre » que vous avez préféré illustrer à cause de l'imaginaire qu'elle déploie dans votre livre Le livre des Terres Imaginées ?

Guillaume Duprat :
L'illustration d'un monde n'est pas une source de satisfaction, ce n'est pas une fin en soi... je préfère d'autres phases comme la découverte d'une cosmologie sous forme de récit dans un livre en bibliothèque, la première esquisse ou la mise en relation de plusieurs dessins. Dans le livre des terres imaginées, le monde de Vasubandhu est une cosmologie qui me tient à cœur, cette terre triangulaire posée sur une surface d'eau est déjà une curiosité mais elle est en fait située au sud d'un monde centré sur le Mont Meru, un monde multiplié à l'infini...Dans un tout autre registre, j'ai un autre exemple, celui de la juxtaposition des terres shipibo et scandinave, deux terres circulaires centrées sur un arbre : par-delà les frontières géographiques et culturelles, la superposition des deux images permet de souligner l'importance du symbole de l'arbre, un point commun qui permet de montrer l'unité dans la diversité.

P.R : Pouvez-vous nous parler du prochain titre en préparation : Cosmos en collaboration avec Leila Haddad ?

Guillaume Duprat : Après Mondes (Univers), le Livre des terres imaginées (Terre), Cosmos est un livre consacré au ciel et à ses multiples représentations. Dans ma recherche personnelle, il prolonge parfaitement les deux précédents. Leila Haddad a su rendre accessible une histoire du ciel inconnue du grand public, et je me suis attaché à l'illustrer entièrement. Le livre commence avec l'interprétation des étoiles, montre ensuite la "fabrication" des constellations, la création du Zodiaque et de ses signes, et termine sur des visions modernes du ciel. Cette histoire du ciel est principalement axée sur les astronomies babyloniennes, grecques et occidentales. Mais régulièrement, d'autres points de vue du ciel issus d"autres cultures (comme les Chinois, les Navajos, etc.), sont montrés. J'ai eu la chance de pouvoir illustrer 2500 ans d'astronomie, ce qui donne au livre une dimension utopique. À ma connaissance, aucun livre n'a été fait avec cette approche... C'est un projet très enthousiasmant !

Merci encore Guillaume Duprat pour vos réponses!
Pour aller plus loin : Mondes : Mythes et images de l'univers - Leila Haddad, Guillaume Duprat (Seuil édition) 39euros
Le livre des Terres imaginées - Guillaume Duprat (Seuil édition) 20euros

Le site de Guillaume Duprat (dont les illustrations ci-dessus sont issues - à suivre de près!)