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mardi 16 octobre 2012

Quelque part dans la nuit des chiens de Sandrine Bourguignon


Pour ceux qui ont lu mon coup de gueule du mois dernier et qui ont été intrigués par mon teasing à propos de ce premier roman, voici enfin l'article en bonne et due forme. Je sais de source sûre qu'au moins une personne l'attendait. Je ne sais pas qui vous êtes (l'éditrice? l'auteure?), mais vous êtes tombé(e) plusieurs fois sur ce blog en cherchant, via Google, une critique de Quelque part dans la nuit des chiens. Merci pour vos visites. Et en guise de remerciement, je vais dire ce que je pense du roman. Non que ce fût la cause première. Il n'y avait aucun doute, j'avais bien la ferme intention de tenir ma promesse. Et pour vous dire à quel point je veux bien faire les choses, j'ai lu le roman une seconde fois avant de lancer d'une voix que peu de gens entendront ou se soucieront d'entendre: ces 150 pages poétiques et sensibles sont une des meilleures choses de cette rentrée littéraire.

Claire, psychologue à la quarantaine approchante, partage son quotidien avec ceux qu'il est tellement facile et pratique d'appeler fous. Des individus déréglés, qui déambulent sans forcément en avoir envie, dans des couloirs qui ne mènent nulle part. Monsieur Zed, ancien agriculteur au rythme tellement brisé qu'il ne voit qu'une issue; le Cyclope, enfermé depuis quarante ans et marin dans l'âme s'occupe l'esprit en ingurgitant l'histoire pas très potable de la psychiatrie, quitte à boire la tasse et recracher des vérités plus amères encore; l'inexistante et mutique Papillon, qui s'en va et revient toujours, sans changer d'un poil; Fatima qui est arrivée un jour, d'elle-même, hantée par des horreurs domestiques; et surtout Antony, 19 ans, négligé par sa mère car il est un poids trop lourd à supporter.

Claire s'attache à tous ces patients, mais le lien avec Antony va se transformer peu à peu en une sorte d'interdépendance trop puissante pour le jeune homme. Schizophrène sans repères, il finit par en trouver un, non dans l'hôpital mais dans cette femme qu'il l'aide au risque des sanctions. Un mal-être le ronge, l'empêche de se fixer, à part peut-être dans la cave de sa mère ou dans les bois.

En dehors du travail, Claire a deux compagnons: une chienne et Pierre, un compagnon artiste et engagé mais trop souvent ailleurs et pour de longues périodes auxquelles elle s'est résignée. Rudy va bien refaire surface, un lointain camarade de six ans son cadet, bien gentil, présence qui s'immisce dans l'existence et que Claire acceptera, une amitié tant bien que mal.

Quelque part dans la nuit des chiens est-il un roman ou un long poème? Ses phrases courtes, ses sauts à la ligne, la façon dont les mots sont manipulés, sa lecture à haute voix plus qu'envisageable, tout ça concourt à troubler le lecteur. La poésie ne me touche que si elle raconte quelque chose. Rien que la manière dont est employé le champ lexical maritime à chaque intervention du Cyclope, esquissée l'invisibilité de Papillon (le résultat est pour ma part paradoxal, puisque c'est le personnage duquel on sait le moins et auquel pourtant je me suis le plus attaché), sont décrits les impasses respectives des autres patients... La plume de Sandrine Bourguignon fascine par sa clarté et sa subtilité.

En contrepoint, des paragraphes, en gras, ponctuent régulièrement le texte, des lignes pleines de démagogie, de phrases toutes faites, de clichés et de chiffres qu'il est à peine surprenant de découvrir qu'elles ont été prononcées par Nicolas Sarkozy le 2 décembre 2008 à l'hôpital psychiatrique d'Antony. Discours qui fit suite à un fait divers et servit de prélude à une réforme scandaleusement sécuritaire aux yeux de professionnels qui ont créé un collectif (le collectif des 39) s'insurgeant contre les propos et les projets de l'ancien président. 

On retrouve dans la fiction de Sandrine Bourguignon cette facette engagée, et pas seulement dans cette cohabitation de styles de discours (officiel et politique/littéraire et poétique). L'opposition de Claire n'est pas aussi virulente, elle est plutôt discrète. Dans sa façon de dialoguer avec ses patients, de ne pas s'imposer à eux, d'essayer de les comprendre... sans y arriver toujours (Les manifestations et l'action dans la rue c'est plus le truc de Pierre).  On remarquera en passant qu'il y a très peu d'interaction entre les patients eux-mêmes (à l'exception d'une rencontre entre le Cyclope et Antony et l'attachement révélé tardivement du Cyclope à Papillon).

A mes yeux, il est impossible que l'empathie de Claire ne soit pas le reflet de celui de S. Bourguignon. Et avant de découvrir que c'était le cas, je l'ai soupçonnée d'avoir eu un contact avec ce milieu professionnel d'une manière ou d'une autre. Si j'avais lu la petite bio sur la quatrième, j'aurais eu plus tôt la confirmation, car celle-ci mentionne bien qu'elle "anime des ateliers d'écriture dans diverses institutions psychiatriques". Pour être honnête je n'ai lu cette phrase qu'avant ma seconde lecture. Ma conviction venait du fait que l'auteure ne pouvait pas seulement être extrêmement bien documentée. Seule une expérience du terrain peut donner naissance à une telle histoire et de tels personnages.

J'espère que vous m'excuserez, mais je vais raconter quelque chose de très personnel. J'ai eu l'occasion par le passé de rendre visite, pendant un mois, à quelqu'un enfermé dans l'aile psychiatrique d'un hôpital (suffit de dire que les visites sont réservées à la famille proche, get it?). Les visites se déroulaient dans la salle commune aux patients, j'ai donc pu observer durant celles-ci les dérèglements des individus enfermés, l'attitude des infirmiers, les décisions prises par les instances supérieures etc.

J'ai personnellement une fascination sur les fictions se déroulant en milieu psychiatrique. Les titres qui me viennent tout de suite en tête sont Vol au-dessus d'un nid de coucou de Ken Kesey et Peau de lapin de Nicolas Kieffer. Même si leurs qualités sont indéniables, ils ne sont pas aussi crédibles que Quelque part dans la nuit des chiens. Les personnages du roman m'ont paru aussi réels que les personnes dont j'ai croisé brièvement la route. Si j'avais eu le talent de Sandrine Bourguignon, j'en aurais aussi écrit un roman ou une nouvelle. Le cliché du mec qui se prend pour Napoléon ne reflète aucune réalité, même si l'on peut rencontrer en ces lieux des mythomanes qui vous racontent qu'ils ont fait leurs études à Harvard.

A l'instar de Ce que porte la nuit de Scott O'Connor, Quelque part dans la nuit des chiens est tout aussi susceptible d'être étiqueté comme "déprimant". Ce sont deux gros coups de coeur pour moi. Peut-être parce que les romans positifs, "légers" ne s'impriment, ne s'incrustent pas autant dans l'âme, ils ne résonnent pas, ils divertissent entre deux contrariétés quotidiennes, fuites inutiles. Le roman "léger" lisse les émotions, jusqu'à les ignorer (je ferais exception avec Barbara Constantine). Je m'attache à ces auteurs tristes qui savent émouvoir sans tomber dans la complaisance ou le glauquissime, bien plus qu'à ceux dont le rôle attitré est de divertir, j'ai ma famille et mes amis pour ça. Les auteurs qui m'amusent ne le font jamais de manière conventionnelle.

Certes, ce premier roman n'amuse pas, mais il a la qualité d'avoir moins remué le couteau dans ma plaie intime que d'y avoir fait écho, résonance. L'empathie de l'auteur et de son personnage était de même nature que celle que j'ai fini par éprouver pour certaines des personnes entourant mon proche pendant le mois auquel je faisais allusion plus haut. Je ne m'étendrais pas sur l'énervement suscité par la bureaucratie pendant ce même laps de temps. Ni sur ces connards qui pensent connaître les individus en lisant de simples papelards.

Avant de conclure, un petit mot sur l'éditeur, que je n'ai pas encore cité. C'est le tout premier livre chez Sulliver que je lis. J'ai bien voulu lire Ronde séminole de Michel Hoëllard, mais je n'en ai pas encore eu le temps (quand ce sera le cas et si je l'aime autant, peut-être un article). Il est important de reprendre la ligne éditoriale, mot à mot, que Sulliver affiche sur ses couvertures (pas lisible sur le visuel au-dessus): "Explorer, à travers les grands anciens et les courants de pensée, des pistes permettant d'appréhender notre temps... et donner la parole aux textes contemporains qui sauront exprimer les appels, les plaintes, les révoltes de la part fragile du monde." C'est encore une maison d'édition qui ne pèse hélas pas assez pour être médiatisée autant que celles qui ne vendent que sur des noms en se foutant de nous.

Crissine a déjà obtenu un prix avec sa bouse intello-porno et Sandrine Bourguignon n'est sélectionnée nulle part. La vengeance que je me suis fixée n'est pas suffisante pour réparer cette injustice, mais si j'arrive à vendre plus d'exemplaires dans mon rayon de Quelque part dans la nuit des chiens que du titre que je tairais une fois de plus (tu ne le mérites pas Crissine, ton roman est une insulte et son titre serait une trop vilaine tache sur ce blog), ce serait une de mes petites victoires. 

Quelque part dans la nuit des chiens, Sandrine Bourguignon, Sulliver, coll. "Littératures actuelles", 14€. Merci à Marie-Christine Garnier.

2 commentaires:

Hoëllard a dit…

Oh oui, lisez mon Ronde séminole. Me plairait de vous lire à mon tour et à son propos...
Hoëllard

Gilmoutsky a dit…

Promis! Merci pour ce commentaire. Ma réponse est tardive car je n'ai pas vu que le vôtre était en attente de modération.