Karoo est-il bien le chef-d'oeuvre tel qu'on veut nous le présenter? Ce "on" regroupe beaucoup de monde, du monde qui s'y connaît en littérature. Pour ma part, c'est un des livres que je comptais lire dès que possible, je l'avais repéré immédiatement. Ce qui l'a propulsé encore plus au rang de priorité dans mon programme de lecture c'est son passage à l'émission "La Grande Librairie". Non pas pour avoir vu l'émission (quoi, tu regardes pas "La Grande Librairie"?!?), mais pour avoir constaté un soudain intérêt des clients pour le livre qui ne partait que modérément de mon rayon (ah l'effet télé...). Les libraires invités autant que le présentateur, à en entendre une cliente, était unanimes sur le statut du roman. J'ai donc décidé de lire Karoo en priorité pour m'en faire une idée et pour être sûr de ne pas le conseiller à l'aveugle. Je ne regarderai l'émission (merci je ne sais pas qui pour avoir inventer le replay) qu'après avoir lu le bouquin (fait!) et fini cet article, je ne veux pas être influencé.
Alors mon opinion sur la question? Je vous le donnerai plus tard.
Présenter l'auteur me semble avant tout essentiel. C'est un nom qui doit dire quelque chose aux cinéphiles et aux théâtreux hardcore, ce que je ne suis pas. Steve Tesich est né en Serbie en 1942 et a suivi sa famille aux Etats-Unis en 1957, apprenant l'anglais sur le tas (c'est important). Son oeuvre en tant que dramaturge s'élève à une bonne douzaine (treize pour être précis) de pièces. Avec sa casquette de scénariste il est surtout connu pour avoir écrit et été récompensé pour La bande des quatre (sous son titre original, Breaking Away), film, dont je n'ai en toute modestie jamais vu ni entendu parler. Il a aussi écrit le scénario de l'adaptation du Monde selon Garp, que je n'ai pas vu non plus mais dont j'ai déjà une meilleure idée en tant que fan inconditionnel de John Irving. Et cette présentation se termine donc en évoquant sa facette de romancier, avec deux titres au compteur: Summer Crossing (1982), traduit sous le titre Rencontre d'été (1998) chez les Presses de la Renaissance et donc ce désormais fameux Karoo écrit en 1996 mais paru posthume en 1998, que les éditions Monsieur Toussaint Louverture ont eu l'excellente idée de soumettre 14 ans plus tard au lecteur français. Je les en remercie, car même si j'ai lu le roman en anglais, c'est par le biais de cette édition française que j'en ai eu initialement (comme beaucoup) eu connaissance. Steve Tesich est mort en 1996, à l'âge de 53 ans.
Saul Karoo est un manipulateur. Il manipule autant les gens qui le côtoient que les scénarios qui lui sont confiés. Il n'est bon qu'à cela, réviser, réécrire, dénaturer, détruire les oeuvres des autres. Il écrirait bien lui-même une oeuvre originale, une transposition d'Ulysse en space-opera (Tesich ne connaissait apparemment pas Ulysse 31), mais non, il en est incapable. Il est le narrateur lucide, observateur même de ses propres défauts, qui se donne pourtant de mauvaises excuses quand il heurte les gens autour de lui, ses proches en particulier, son fils adoptif (précision primordiale...) Billy en première ligne. La culpabilité le ronge. Enfin il finit par continuer à avancer en l'oubliant.
Son divorce avec sa femme Dianah n'est par encore effectif, mais sur le point de l'être, il n'a pas d'assurance-santé au grand étonnement de ses amis, et surtout il a contracté une maladie étrange, il n'arrive plus à être bourré, quelque soit l'alcool qu'il ingurgite sans aucune modération. Menteur invétéré, moins par nature que parce ce qu'il veut ancrer les autres dans l'image qu'ils ont de lui, le voilà qu'il simule l'ébriété. Ce qui donne au roman une teinte comique, magnifiée surtout par la scène avec une bandante infirmière allemande.
Il a déjà travaillé pour l'infâme producteur Jay Cromwell. Malheureusement. Dans le milieu, court une abjecte rumeur: Cromwell veut réécrire, refaire le tout dernier film d'Arthur Houseman, une sommité extrêmement respectée de tous. Et qui d'autre que Saul Karoo pour faire le sale boulot? Cromwell lui confie donc une cassette VHS (le roman se déroule en 1991 seulement, donc pas encore de DVD) qui va déclencher chez Karoo un élan altruiste. Il découvrira dans cette cassette une chance de rédemption, une chance de faire doublement le bien, une chance de réécrire sa vie et celle des autres comme il le fait si bien avec les scénarios.
Mes critères pour déclarer que tel roman est un chef-d'oeuvre sont forcément arbitraires (et différents de ceux de Frédo, qui lui juge que la dégaine de l'auteur à une importance sur ce qu'il écrit, permettez-moi d'être consterné). Encore que... je suis très frileux à employer ce mot, "chef-d'oeuvre". Cela donne un cachet absolu à ce qui reste relatif. Je pourrais citer des classiques considérés comme des chefs-d'oeuvre mais que je n'ai même pas terminés. Et chacun peut en faire de même. Le terme que je peux utiliser, au maximum, c'est "excellent". Ensuite, il y a mon panthéon personnel, les romans que je considère un petit poil au-dessus d'"excellent". Qu'en est-il de Karoo?
Mes critères sont plutôt simples. Basiques. Un roman mérite à mes yeux l'épithète "excellent" s'il réussit tout d'abord à nous attacher d'une manière ou d'une autre (par le mystère, par l'émotion qu'importe) à son ou ses personnages. Saul Karoo n'est pas un saint, il est plus anti-héros que héros. Il déçoit les gens et même s'il en est conscient, il ne fait grand-chose pour arranger les choses une fois que le mal est fait. Tout pour faire un parfait trouduc, non? Et pourtant, outre sa drôlerie désabusée, ce qui tient le lecteur c'est que celui-ci veut croire en sa sincérité. Ses émotions sont étouffées, mais elles ne demandent qu'à se réveiller. Karoo est un être double, et ses deux facettes sont en conflit (l'illustration de l'édition française est plus que parlante).
D'autres critères encore plus simples? Être original, drôle, émouvant, surprenant. Pas forcément les quatre. Ce que porte la nuit de Scott O'Connor, par exemple ne déclenche pas le rire, mais c'est un véritable coup de poing émotionnel. Karoo possède un peu de tout ça. J'ai déjà insinué qu'il était drôle et original. Il surprend parce qu'on voit certaines choses venir mais seulement pour en cacher d'autres. Et quand l'émotion entre en scène, croyez-moi, vous aurez presque l'impression de lire un autre roman. Karoo ne surprend pas son lecteur, il le déroute. Il finit par dévoiler une profondeur, une universalité que même quelques grosses ficelles évidentes ne parviennent pas à entacher.
Je pourrais embrayer sur les aspects techniques de l'écriture, mais les nombreux papiers critiques que je n'ai pas encore lus, le font très bien. Bon, rapidement. La construction du roman est ostensiblement à l'image d'un scénario retravaillé (comme la couverture de l'édition que j'ai lue ou cette scène où Saul essaie d'amener verbalement son projet à Dianah), des allusions directes sont mêmes faites aux ficelles de l'écriture, certains détails ne sont pas là par hasard, ils serviront l'intrigue à un moment donné, etc. Le style de Steve Tesich n'est ni plat, ni pompeux. Les dernières pages m'ont toutefois déçu sur ce point, mais, objectivement, elle sont compréhensibles puisqu'elles suivent la logique interne du roman et qu'elles pointent à l'universel. Pour être moins vague, on lit une plume limpide, lucide (comme Saul lui-même) mais qui ne s'interdit pas quelques fantaisies par-ci par-là. Pour un immigré serbe qui a appris l'anglais sur le tas, Tesich le maîtrise plutôt bien.
Alors, verdict? Chef-d'oeuvre ou pas chef-d'oeuvre? Je vous ai déjà tout dit. Lisez-le et faites-vous votre idée là-dessus.
Karoo, Steve Tesich, Monsieur Toussaint Louverture, 22€. Traduit de l'américain par Anne Wicke.
2 commentaires:
J'avais été intriguée par le titre et le résumé m'a donné envie de le lire. Je ne regrette pas. Un roman à découvrir malgré sa longueur. L'histoire est une véritable tragédie. Bonne après-midi.
Merci d'être passée et d'avoir pris le temps de commenter. A bientôt!
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