Tous les jours, même lorsqu'il a une terrible gueule de bois, ou même quand il est faible et sans ressort à cause de la faim, il passe au moins deux heures à travailler à un livre informe assez mystérieux qu'il a intitulé "Une histoire orale de notre temps". Il a commencé ce livre il y a vingt-six ans et il est très loin d'être terminé. Sa façon de vivre semble due en grande partie à son obsession pour ce livre; un boulot régulier, dit-il, quel qu'il soit, serait une interférence avec sa pensée. Selon le temps qu'il fait, il écrit dans les parcs, les entrées de maison, les halls des asiles de nuit, les cafétérias, sur les bancs des gares en plein air, dans les wagons du métro et dans les bibliothèques publiques. Quand il est dans de bonnes dispositions, il écrit jusqu'à l'épuisement, et il se retrouve dans ces dispositions à des moments étranges. Il dit qu'une nuit il est resté assis six ou sept heures dans une des alcôves d'un bar et grill de Third Avenue, à écouter une vieille hongroise pleine de bière, autrefois sous-maîtresse, autrefois dealer de drogues et à présent cuisinière en charge de la soupe dans un hôpital municipal lui raconter l'histoire de sa vie. Trois jours plus tard, vers quatre heures du matin, dans un lit du Hotel Defender, au 300 Bowery, il a été réveillé par les cornes de brume des remorqueurs d'East River, et n'a pas pu se rendormir parce qu'il sentait qu'il était parfaitement dans l'humeur pour mettre la biographie de la vieille cuisinière dans son histoire. Il a une mémoire phénoménale; si une conversation l'a suffisamment impressionné, il peut la garder en mémoire, même si elle est longue et dépourvue de sens, pendant plusieurs jours, en grande partie mot pour mot.
"Professeur Mouette" in Le Merveilleux Saloon de McSorley, Joseph Mitchell, Diaphanes. Traduit de l'anglais (États-Unis) par Bernard Hœpffner.
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