"Rana Toad", ça se mange?

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vendredi 25 septembre 2015

Il y avait là les psaumes solennels des puritains et des calvinistes, si adorés sur la frontière américaine. Je les avais entendus chez les Amish de l'Indiana, qui étiraient les airs avec tant de fioritures qu'un seul bout de phrase pouvait durer près d'une minute. Au cœur des montagnes du Kentucky, j'avais enregistré les baptistes primitifs blancs qui les interprétaient, s'entraînant l'un l'autre dans une hétérophonie à hautes tonalités, avec un débit pour cimetière, qui m'avait fait pleurer. Le sérieux de leur chant avait touché les esclaves convertis durant la Grande Renaissance. Au fur et à mesure que les Noirs acquéraient lecture et écriture, leurs responsables plaçaient ces psaumes anciens au cœur de leur liturgie. Cela ressemblait à un éloignement du caractère populaire africain. [...]
Pourtant, les Noirs avaient africanisé les psaumes à tel point que bien des observateurs présentaient les hymnes de lignée noire comme une musique africaine mystérieuse. En premier lieu, ils prolongeaient et faisaient vibrer les textes des hymnes de sorte que seul un ange de l'enregistrement aurait pu distinguer ce qui était chanté. Au lieu d'interpréter dans une espèce d'unisson individuel ou d'hétérophonie, ils mêlaient leurs voix en de grands ruisseaux de tons unifiés. Il en émergeait un genre d'harmonie remarquable: chaque chanteur ou chanteuse interprétait des variations sur la mélodie au plus haut de sa voix, même si toutes ces ornementations contribuaient à un écheveau d'harmonies en perpétuel changement - les voix s'élevant ensemble, telles des algues oscillant au gré des vagues, ou le feuillage d'un arbre réagissant à un vent puissant. Les experts ont tenté en vain de transcrire ce style d'improvisation collective ressemblant à un fleuve. Il s'élève d'un groupe dans lequel tous les chanteurs peuvent improviser ensemble, chacun apportant une contribution personnelle à un effet de groupe continu, et pourtant tous demeurent sensibles à toutes les parties - un style commun dans la tradition africaine et afro-américaine. Le résultat est une musique aussi puissante et originale que le jazz, mais d'une profonde mélancolie, car elle a pris naissance dans le chant d'un peuple aux abois.

Le Pays où naquit le blues, Alan Lomax, Les Fondeurs de Briques. Traduit de l'américain par Jacques Vassal.

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