"Rana Toad", ça se mange?

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mercredi 14 août 2013

Chemin faisant, le gospel est devenu un idiome mondialement connu, éclipsant les spirituals et les cris du peuple dont il avait jailli, si bien que les formes plus anciennes ont été quasiment oubliées. Même la connaissance universitaire passe au-dessus de ces idiomes plus anciens. Pour ma part, je regrette vivement cette tendance, puisqu'elle menace la pérennité du genre le plus beau de ce continent et peut-être de tout autre, à savoir le spiritual noir. Je ressens cela d'autant plus fort que j'ai été le témoin du remplacement forcé des spirituals par le le gospel dans le Delta.
Ce dont je fus le témoin ce soir-là à Clarksdale était le premier pas dans le processus que je viens de décrire: la communauté chantante, connue par la recherche sur l'art populaire, réduite au silence et remise dans le rang par une coterie religieuse d'hommes, dissimulant leur appétit de pouvoir et de profit derrière des platitudes sur le progrès et l'éducation. Lewis et moi nous tenions à l'extérieur de l'église dans l'obscurité, à écouter toute cette expression inopportune. On demandait aux gens du peuple du Delta de chanter dans le ton du piano et dans un style harmonique qui leur était étranger et le son était angoissant. "Je suis las, je suis faible, je suis usé", hurlait le choeur. Le collectif religieux féminin consacré par le temps était remplacé par une hiérarchie à domination masculine.
Lewis hochait la tête: " Ce choeur ne sait pas encore faire ce qu'il est censé faire. Je veux dire, les ecclésiastiques éduqués veulent des choeurs qu'ils puissent programmer, en sorte qu'eux, les ecclésiastiques, puissent construire des offices à leur convenance. Cela signifie que la congrégation suivra le choeur et le piano, ou se bornera à écouter. Les soeurs et les frères d'autrefois lançaient les chants et conduisaient l'office. Aujourd'hui ils ne sont même plus censés dire amen."
Je pensais aux rituels vaudou très africains occidentaux que j'avais vus en Haïti. Là, une grande partie du rituel consistait en danses et en chants sacrés par la communauté féminine, en majorité, avec de brèves impulsions du meneur du culte, aux prises avec les esprits. Ce schéma africain, qui avait pénétré l'église populaire américaine, était à présent en cours d'élimination.

Le Pays où naquit le blues, Alan Lomax, Les Fondeurs de Briques. Traduit de l'américain par Jacques Vassal.

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