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dimanche 27 janvier 2013

Le Pays où naquit le blues d'Alan Lomax

Voici tout à fait le genre de bouquin (presque définitif) de musique que j'attendais sans même en avoir conscience. Je ne savais même pas qu'un tel ouvrage existait. Mes yeux se sont arrêtés sur cette couverture et ce nom pour lequel j'avais déjà un énorme respect, sans savoir plus de choses pour le justifier qu'Alan Lomax avait enregistré des dizaines de bluesmen obscurs et surtout Jelly Roll Morton pendant plusieurs heures. Et voilà que déboule ce joli monstre sur le chariot de mon collègue du rayon Beaux Arts. Chez un éditeur dont je n'ai jamais entendu parler, Les Fondeurs de Briques (et vu leur catalogue, il est très improbable que je m'y sois un jour où l'autre penché dessus, non qu'il soit dénué d'intérêt, c'est juste qu'il est très pointu sur des thèmes qui ne me parlent pas). Entre l'emprunt et l'achat, j'ai choisi immédiatement (même si j'ai hésité euh... allez cinq secondes à tout casser quand mon collègue m'a annoncé le prix). Sainte merde, c'est un livre qu'a écrit THE Alan Lomax, beaucoup ne réaliseront jamais à quel point THE Alan Lomax fut important pour la musique du XXème siècle. Y compris moi-même: je tiens à préciser que j'ai écrit cette introduction avant d'avoir fini le livre et plus j'avance plus mon admiration grandit. 

Le Pays où naquit le blues a été publié en 1993 (presque 20 ans pour la traduction française, bravo les gars!)  et Lomax commence le récit de ses pérégrinations dans le Sud des Etats-Unis durant les années quarante. Ce qui signifie qu'on a là quelqu'un qui a été potentiellement témoin et acteur direct pendant plus d'un demi siècle de musique, de la plus authentique à la plus commerciale. Et je suis encore loin de la vérité. Il accompagna bien avant son père pour le même type de démarche, mais il n'entre pas dans les détails de cette période. C'est une mission fédérale très sérieuse qui l'a envoyé. Muni d'un matériel d'enregistrement (dont il explique les évolutions au fil des décennies), il raconte, d'expérience et grâce aux vraies rencontres qu'il fait, la vie quotidienne des Noirs américains. On a tous une petite idée de ce qu'elle était (est encore?) dans ces coins ruraux du Deep South.  Mais entre la méfiance des Noirs envers un Blanc, les réprobations sans détours des autorités et des propriétaires terriens (serrer la main à un Noir ou l'appeler "monsieur" comportent certains risques), les détails fournis par Lomax révèlent à quel point l'enquête qu'on lui avait confiée en était affectée.

Les nombreux entretiens enregistrés sont en partie retranscrits avec en ponctuation les réflexions et éclaircissements de Lomax. Les paroles de chansons se font la part belle, mais quelque soit le lieu de l'enregistrement (église, salon de coiffure, bouge), Lomax s'efforce d'en livrer l'ambiance au lecteur du mieux possible. Tout y passe: blagues, anecdotes, souvenirs des intervenants. Plus que musicale, cette enquête est également sociologique. D'ailleurs l'une des thèses majeures de Lomax est que ce peuple du Sud a recréé une façon de vivre dont les racines africaines sont altérées mais irréductibles, y compris dans les schémas musicaux dans lesquels le blues s'inscrit. Et c'est là que mon horizon s'élargit, Lomax ne parle pas que du blues mais aussi, par exemple, des negro spirituals et de leur corruption sous la forme du gospel. Quoi, pensez-vous, mais le negro spiritual n'est-il pas la même chose que le gospel? Si vous voulez connaître la différence, raison de plus pour vous plonger dans le bouquin. 

L'ouvrage est truffé d'explications passionnantes (beaucoup d'extraits méritent d'être cités, tellement il vont en profondeur dans leur propos) qui contenteront tout amateur de musique américaine au sens le plus large. Toutes ces évolutions y sont plus ou moins traitées, du ragtime, des minstrels shows du XIXème siècle jusqu'au rap (même si le bouquin s'arrête forcement en 1993, Lomax est décédé en 2002 et il en a donc été aussi témoin). Même si l'ouvrage est restreint aux Etats-Unis, Lomax, on le sent bien, s'est intéressé à la musique "folk" du monde entier et ses démarches comparatives, à force de recoupements et d'analyses se révèlent d'une richesse fabuleuse. Sans la lecture du Pays où naquit le blues, il me semble difficile de mesurer l'énorme influence de la musique noire sur le XXème siècle et on ne peut qu'être reconnaissant envers Alan Lomax pour la masse d'information qu'il a recueillie. Ce rôle prépondérant fait de lui quelqu'un dont on veut en savoir encore plus, évaluer s'il a bien bénéficié de la reconnaissance qu'il mérite. En tout cas, Alan Lomax semble être suffisamment reconnu et respecté dans son propre pays. En France, excepté cette excellente initiative de la part des Fondeurs de Brique, seul Flammarion a trouvé indispensable de publier sa biographie de Jelly Roll Morton en 2001 (malheureusement en rupture depuis 2008). 

A l'heure où je poste cet article, je n'ai pas encore terminé la lecture de l'ouvrage (des changements ou rajouts sont donc à prévoir), mais je peux vous affirmer que le travail d'Alan Lomax, à l'instar de l'oeuvre de Frank Zappa, révolutionne la façon que l'on a d'écouter la musique, en faisant bien sûr des efforts pour s'ouvrir l'esprit. Alors, ça devient presque une monomanie, j'ai tapé "Alan Lomax" sur Google, Wikipedia, Youtube et Deezer. Un vagabondage très fructueux, qui se traduit par une arborescence qui semble ne pas avoir de fin. J'ai découvert des ouvrages très intéressants et non traduits en France, comme Alan Lomax - The Man Who Recorded The World, biographie écrite par John Szwed que je me suis procurée. J'ai découvert récemment que l'éditeur français Le Mot et le Reste (dont j'ai beaucoup parlé sur ce blog) a publié Field Recording - L'Usage sonore du monde en 100 Albums d'Alexandre Galand. Sans aucun doute Lomax devrait y avoir sa place (je n'ai pas encore eu l'occasion d'y jeter un coup d'oeil).

Il est à noté qu'il est associé à deux chaînes Youtube: Alan Lomax Archive (http://www.youtube.com/user/AlanLomaxArchive/videos?flow=grid&view=0) qui est une série d'enregistrements vidéos de musiciens en action mais pas seulement: si vous le pouvez, visionnez l'interview d'Alan Lomax en quatre partie. La seconde, Alan Lomax's Global Jukebox (http://www.youtube.com/user/TheGlobalJukebox/videos?flow=grid&view=0) est plus pointue, à un point qu'il n'est pas très utile de s'y attarder, sauf si vous êtes linguiste. Car ce sont des bandes d'archives non sous-titrées de personnes parlant les dialectes les plus obscurs de la planète. Je ne peux absolument rien comprendre à 99% (pour ceux qui comprennent et lisent l'anglais, une voix  annonce brièvement ce dont il est question et il y a quelques lignes explicatives), mais le fait de savoir qu'une telle chaîne existe, je trouve ça fascinant. Au pire on peut toujours écouter les bandes pour la musicalité d'un dialecte aborigène ou vietnamien. 

Je ne peux terminer sans signaler l'existence du film éponyme qui peut être vu sur Folkstreams.net (http://www.folkstreams.net/film,109. Attention la video est longue à démarrer), site qui est une vraie mine documentaire. Et encore un dernier lien à vous donner, http://culturalequity.org/, qui matérialise et défend un concept dont on entend que trop peu parler, l'équité culturelle. Lomax en parle dans l'interview citée plus haut. Selon l'équité culturelle, aucune musique ne devrait être obscure ou négligée. Chacune mérite l'opportunité d'être diffusée et écoutée. Bien qu'utopiste, c'est un concept hautement humaniste à la source même de l'enregistrement de terrain (field recording). 

C'est quelque chose que je ne demande jamais, mais j'apprécierai tout commentaire de la part de personnes intéressées par le sujet, ayant lu ou pas ce livre-ci ou une autre documentation s'y référant. Spécialistes ou simples amateurs comme moi, le dialogue serait enrichissant, merci d'avance.

Le Pays où naquit le Blues, Alan Lomax, Les Fondeurs de Briques, 35€. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jacques Vassal. Illustration de couverture: Pascal Comelade.

1 commentaire:

otto karl a dit…

Bonjour, peut-être ça :
De moi :)
http://nordexpress.blogspot.fr/2009/10/ou-le-blues-commence.html
De france inter :
http://www.franceinter.fr/emission-pop-etc-alan-lomax
Bien à vous.