Et voilà, je savais que Swamplandia ne me décevrait pas. Une intuition mais aussi la collection dans laquelle ce premier roman de Karen Russell s'inscrit. Il semble qu'on en a beaucoup parlé outre-Atlantique. Bon comme en France on préfère s'attarder sur la tranche de jambon de Chrissine (faut qu'j'arrête d'y faire allusion, ça tourne à l'idée fixe), l'accueil des romans moins tordus bénéficient d'un accueil plus confidentiel. Bon, il est vrai qu'il est difficile de ne rien voir de tordu dans Le Diable, tout le temps de Donald Ray Pollock. Je fais le rapprochement parce que ce dernier fait aussi partie de la collection "Terres d'Amérique" et qu'à un niveau plus personnel, j'ai quasiment enchaîné les deux romans.
Alors que Le Diable, tout le temps se montrait crade, violent et cinglé, Swamplandia en prend le contre pied et préfère prendre un parti naïf et farfelu. Un saisissant contraste entre la dureté du premier et l'aspect gentillet du second.
La famille Bigtree a longtemps tenu un parc d'attraction dans les profondeurs de la Floride. Les Dix Mille Îles, région très dense en forêts tropicales et marécages est difficilement accessible et personne ne s'y aventure sans raison. Swamplandia, une entreprise totalement familiale, est une de ces raisons. Une tradition qui court sur trois générations, ce parc d'attraction, créé par Sawtooth Bigtree, le grand-père, a réussi à prospérer notamment grâce à un emballage publicitaire bien malin. De son véritable nom Ernest Schedrach, Sawtooth, s'est adapté à la situation où l'on mené certains déboires professionnels et financiers. Pourquoi avoir changé son nom en Bigtree? "Parce que ça fleurait bon le terroir". Et à la famille entière de se faire passer pour de véritables autochtones afin de promouvoir Swamplandia, Une image savamment entretenue.
Outre la particularité majeure de posséder 98 alligators, ou Seths, d'après le nom que la famille Bigtree leur donne, Swamplandia se targue de l'animation la plus populaire, exécutée par Hilola Bigtree, consiste à sauter d'un plongeoir dans une fosse infestée d'alligators. Malheureusement, Hilola tombe malade et meurt, point de départ du roman.
Les touristes, ou plutôt les "continentaux", d'après Ava, la narratrice principale, vont peu à peu se désintéresser de Swamplandia et au deuil s'ajoute la gestion de l'entreprise qui périclite et étouffe sous les dettes. Sawtooth devenu gâteux et envoyé en maison de retraite, son fils, appelé le Chef, même par ses propres enfants, garde un optimisme de façade et tire des plans sur la comète pour que l'entreprise familiale sorte la tête de l'eau. Projet qui s'annonce d'autant plus difficile qu'un autre parc d'attraction, plus moderne, plus grand, Le Monde de l'Obscur s'est déjà imposé comme la dernière tendance lourde du marché.
De leur côté, chacun des enfants (si vous êtes étonnés de leurs prénoms c'est que vous ne connaissez pas encore ceux des enfants de Frank Zappa) va réagir à cette double perte à sa façon: Kiwi, l'aîné, s'oppose, sarcastique, aux projets irréalisables de son père mais tentera tout de même l'aventure de travailler à l'extérieur pour aider sa famille et surtout pour se payer des études à Harvard. La cadette, Osceloa, fait une crise mystique, se trimbale partout avec Le Télégraphe Spirite, sorte de mode d'emploi pour apprentis Aleister Crowley et tente de reprendre contact avec sa mère. Démarche qui intéresse beaucoup Ava, la petite dernière, treize ans. Destinée à succéder à sa mère, elle apprend avec assiduité toutes les ficelles du métier, mais se laisse surtout entraîner dans les tribulations de sa soeur. L'absence du Chef, pour affaires (trouver des investisseurs), les laisse toutes les deux seules sur leur île.
La narration à la première personne est confiée à Ava, c'est ce qui donne au roman cette teinte extrêmement naïve, touchante et même poétique. L'autre moitié (à peu près, on va pas chipoter) du récit passe en alternance et à la troisième personne pour suivre le parcours, laborieux, de Kiwi, antihéros aussi ingénu que sa soeur, sur le Continent.
La narration à la première personne est confiée à Ava, c'est ce qui donne au roman cette teinte extrêmement naïve, touchante et même poétique. L'autre moitié (à peu près, on va pas chipoter) du récit passe en alternance et à la troisième personne pour suivre le parcours, laborieux, de Kiwi, antihéros aussi ingénu que sa soeur, sur le Continent.
Ce qui m'a particulièrement attiré et plu dans Swamplandia, c'est la même chose que pour L'Observatoire d'Edward Carey: ces personnages enfermés volontairement dans leur propre bulle, confrontés aux réalités du monde extérieur. De plus, Karen Russell donne à son roman l'apparence d'un livre pour enfants (les couvertures anglo-saxonnes sont plus parlantes que celle choisie par Albin Michel), à l'ancienne mais tout comme l'intelligence publicitaire des Bigtree, c'est bien évidemment un leurre. Derrière ça on discerne une variation du roman d'initiation (la violence s'insinue pernicieusement dans l'univers des trois enfants), sans doute, mais l'écriture de Karen Russell réussit à emmener n'importe qui, à condition d'accepter d'emblée son aspect gentillet complètement assumé (ce qui peut rebuter les âmes les moins sensibles), et surtout d'être réceptif à son originalité et la féerie de ses mots.
Deux petits détails pour finir, vous noterez que le point d'exclamation de la version originale a sauté pour nous, lecteurs français. La différence n'est pas énorme, mais bon... ça donne pas la même impression. D'autre part, Swamplandia est le premier roman de Karen Russell mais elle a publié un recueil de nouvelles avant, St Lucy's Home for Girls Raised by Wolves, dont la traduction est annoncée sur l'intérieur de la jaquette. En me renseignant un peu, j'ai découvert qu'une des nouvelles prenait déjà Ava et sa soeur comme personnages principaux. Attendez-vous donc à ce que je remette les pieds dans les marécages de Floride, soit sous la forme d'un article séparé pour le recueil soit d'un tir groupé (dans ce cas, cet article sera révisé d'une façon ou d'une autre).
Swamplandia, Karen Russell, Albin Michel, coll. "Terres d'Amérique" dirigée par Francis Geffard, 22,50€. Traduit de l'américain par Valérie Malfoy.
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