Stratégies du réenchantement de Jeanne-A Debats

Sainte merde, ça fait un bail que ces pages n'ont pas consacré une chronique à Griffe d'Encre. Sans compter que j'ai repoussé celle-ci pendant plusieurs semaines. A tel point que j'ai oublié trop de choses. Avant de commencer il me faut survoler chaque nouvelle (excepté "Privilège insupportable", redite déjà publiée dans l'anthologie Elément II: L'Air, qui sera donc ignorée ici), afin de ne pas être trop approximatif dans mes résumés et jugements.

Il faut aussi que je rappelle en préambule que l'auteure avait réagi sur mon compte rendu d'Elément I: La Terre et ou plutôt à mes quelques lignes très négatives à propos de sa nouvelle figurant à son sommaire, "Fata Organa". C'était une première impression que je ne renie pas, je n'aime vraiment pas cette nouvelle. Peu importe si elle me hait pour ça. J'étais aussi sincère dans mes critiques beaucoup plus positives sur "Parfum d'étoile" (in Aube & Crépuscule) et "Privilège insupportable" (source déjà citée). Je tiens aussi à préciser que j'ai tenu à lire et chroniquer Stratégies du réenchantement moins pour m'attirer les bonnes grâces de Jeanne-A Debats que pour respecter la promotion systématique (mais toujours critique) que je me suis imposée du catalogue de l'éditeur.

"Aria Furiosa" inaugure le recueil et c'est peut-être la raison pour laquelle c'est celle dont je me souvenais le mieux, à part le nom des personnages. La narratrice est la gouvernante d'un chanteur d'opéra talentueux, Orlando. Elle est amoureuse de lui, malheureusement, parce que voyez-vous, Orlando, bah il mange de ce pain-là et ses préférences vont plutôt à Manolito. Ajoutez-y un officier SS vicelard et vous avez une histoire de vengeance très efficace où la tension monte crescendo dans les aigus. Avec en passant une référence au Fantôme de l'Opéra ou de son adaptation cinoche par De Palma.

La narratrice de "Saint-Valentin" est quant à elle maquée avec un serial killer plutôt particulier. Elle va s'aider d'un autre psychopathe, un certain Krôn, pour régler une petite discorde conjugale. J'y ai retrouvé quelques fantômes de l'humour facile qui m'avait énervé dans "Fata Organa", mais là j'ai été agréablement diverti par ce délire bien contrôlé.

"Paso doble", annonce la couleur de son contenu. Le cadre est un ranch mexicain où l'on destine ses bêtes à la corrida. Et bien qu'indéfini, nous sommes dans un futur où les manipulations génétiques sont désormais possibles. Mais même s'il est question d'anticipation, certaines choses ne changeront jamais, la rivalité et le désir de vengeance par exemple. Sans hésiter l'une des meilleures nouvelles du recueil, "Paso Doble" cache bien son jeu et l'on comprend, presque au même moment que les personnages, où cette tension si subtilement bâtie va nous mener.

La nouvelle éponyme s'inscrit aussi dans un cadre anticipatif (il existe ce mot? bordel, je sonne comme un théoricien avec un terme pareil) où le narrateur, enfermé pour des mesures de sécurité sanitaire, raconte les différentes mutations effrayantes du SIDA. Entre sa haine pour son ancienne compagne et son attachement à sa fille qui tente de l'aider, on oscille entre amertume et sentiments viscéraux. Sombre mais poignant, un récit qui mérite une place sur le podium avec "Paso doble".

"Gilles au bûcher" se situe dans un futur post fin du monde. Dans une société autodépendante (encore un mot dont je doute de l'existence mais on s'en tape) et stratifiée en génération, Gilles (tiens on peut tirer de drôles de pseudos à partir de ce prénom...) tente de garder quelque secret bien dissimulé. Bien que le mystère est bien mené, la nouvelle m'a peu emballé dans l'ensemble.

C'est un mini space opera d'une soixantaine de pages bien agréable que "Fugues et Fragrances aux temps du Dépotoir". Un titre original pour un récit bien construit. On assiste à une rivalité sans pitié entre Clochards et Réguliers dans une station orbitale défectueuse.

"Nettoyage de printemps" est une variation ironique sur le thème du voyage dans le temps. En seulement trois pages, comme un rapide dessert, on peut trouver pire en conclusion d'un recueil.

La postface bonus signée Jean-Claude Dunyach offre une analyse plutôt pointue. Une réflexion bien moins approximative que ma chronique (j'ai tenté d'être le plus précis possible, mais le temps a effectué son travail de sape sur ma mémoire, je m'en excuse), qui met en valeur la diversité des cadres narratifs tout en en révélant avec perspicacité les thèmes symboliques communs.

Je ne considère pas avoir bâclé cet article, pour autant je m'en veux de ne pas l'avoir rédigé plus tôt et de donner seulement les grandes lignes et mon impression substantielle de chaque nouvelle sans m'attarder un peu plus sur certains détails. J'avoue avoir eu un a priori avant de lire Stratégies du réenchantement, j'espérais plus avoir affaire à des nouvelles plus dans l'esprit de celles qui m'avaient plu auparavant, que dans celui de "Fata Organa". Et, décidément, cette dernière est plutôt une exception, et il aurait été stupide de ma part de m'y arrêter. Stratégies du réenchantement s'inscrit pleinement dans la qualité que Griffe d'Encre nous a toujours proposé, du solide et du cohérent dont les imperfections, minimes, n'empêchent pas de passer de bons moments.

Maintenant que j'ai une vue plus complète des écrits de Jeanne-A Debats, il ne me reste plus qu'à satisfaire ma nature intégraliste en lisant La Vieille Anglaise et le continent considéré par beaucoup comme une excellente novella. Toutefois, il me reste encore beaucoup de publications Griffe d'Encre à décortiquer sur ce blog, et je suis bien incapable de prévoir laquelle sera la prochaine.

Stratégies du réenchantement, Jeanne-A Debats, Griffe d'Encre, coll. "Recueil" dirigée par Karim Berrouka. Encore une fois merci à Magali Duez.