"Rana Toad", ça se mange?

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dimanche 11 mars 2012

J'ai rencontré beaucoup de gens, bien entendu, mais je n'ai connu personne en profondeur. Certains m'ont dérouté. Comme un appelé, par exemple, un dénommé Jack Delaney. C'était un mec au physique épatant et à l'air intelligent, mais il n'agissait pas en conséquence. On se demandait même comment il avait réussi à l'épreuve d'intelligence de l'armée. Il devait s'arrêter et réfléchir chaque fois qu'on lui ordonnait de tourner à droite ou à gauche. Il se perdait dès qu'il partait en randonnée. Les armes représentaient toutes un mystère absolu à ses yeux. Il n'a jamais appris à charger son fusil. Ce n'était pourtant pas de la mauvaise volonté. Son visage se ridait d'effort dès qu'il essayait de comprendre, et il avait l'air affreusement peiné quand il se faisait engueuler. On ne pouvait d'ailleurs pas reprocher aux sous-offs d'engueuler Jack: il aurait exaspéré n'importe qui. Mais ils l'aimaient bien, car ils savaient qu'il faisait de son mieux. Il était déjà là depuis un an quand je l'ai rencontré pendant l'entraînement de base de l'infanterie.Il n'est jamais allé plus loin. Le commandant lui a parlé comme à un fils, les psychologues l'ont examiné sous toutes les coutures, et Jack ne pouvait que s'excuser, sans être capable d'améliorer les choses. Finalement, ils ont été obligés de le réformer parce qu'il a failli exploser la tête de son instructeur sur le champ de tir. Jack était très contrarié quand il a appris la nouvelle. Ils lui ont expliqué très gentiment qu'il serait libéré de ses obligations en tout bien tout honneur, sans que ça puisse lui nuire dans la vie civile.
Après son dernier défilé, il s'est rapidement eclipsé et je l'ai suivi pour lui dire quelques mots gentils avant qu'il ne s'en aille. Il était impossible de ne pas aimer Jack. Il est allé tout droit aux vestiaires, sans remarquer que je le suivais. Les douches étaient très bien faites dans cette caserne. Jack s'est engouffré dans une cabine et a fermé la porte. J'étais inquiet, parce qu'il y était entré sans serviette ni savon, et qu'il n'avait manifestement aucune intention de se doucher. L'idée qu'il tente de se pendre, de se tirer une balle dans la tête ou de se couper les veines m'a traversé l'esprit. Puis j'ai entendu un son extraordinaire, qui ressemblait à un sanglot. Je ne savais pas quoi faire. Si Jack s'était enfermé pour pleurer toutes les larmes de son corps, le dernier de ses désirs aurait été qu'on le voie. Mais s'il était en train de se taillader les poignets avec une lame de rasoir, mon devoir était de l'empêcher.
Il y avait un espace d'une trentaine de centimètre sous la porte; je me suis mis à quatre pattes pour jeter un coup d'oeil. Des sons étranges sortaient toujours de la cabine - les bruits d'un homme qui s'étouffe plutôt qu'il ne sanglote.
J'ai pu voir Jack clairement. Avachi par terre, les bras autour du ventre, il rigolait comme un bossu en essayant de ne pas faire de bruit. Il ne m'a pas vu; je me suis levé et je suis sorti discrètement. ça ne me regardait pas, mais Jack m'avait semblé si gentil. Il avait toujours eu l'air plus intelligent que ses actes ne le laissaient penser.

Le Vin de la colère divine, Kenneth Cook, Autrement/J'ai Lu. Traduit de l'anglais (Australie) par Mireille Vignol.

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