"Rana Toad", ça se mange?

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jeudi 4 août 2011

Blaguàparts de Don Lorenjy

J'ai mis plusieurs mois avant de me lancer dans ce recueil, peut-être freiné par une première impression négative et plus probablement pour d'autres raisons qu'il est inutile de détailler. Si je m'étais arrêté à cette première impression à la lecture d'une nouvelle de Don Lorenjy, je n'aurais pas fait l'effort de lire Blaguàparts. Cela aurait révélé d'une stupide fermeture d'esprit et surtout ç'aurait été vraiment dommage.

"Suzanne On Line", précédemment publiée dans l'anthologie inaugurative de l'éditeur (Ouvre-toi!), ne m'avait en effet pas plu... Je l'ai relue, petit un, parce qu'elle est très courte et, petit deux, par acquit de conscience. Une croyante un peu trop simplette est contactée télépathiquement par ce qui semble être le Tout-Puissant. S'ensuit un dialogue qui s'amuse avec le jargon religieux et dont la surprise finale peut scandaliser les esprits les plus obtus, ravir certains et faire soupirer d'autres, rayer les mentions inutiles. J'ai tendance à détester les redites (Griffe d'Enfre a déjà fait le coup et le refera), mais cette relecture a remis les choses en place, m'a permis de creuser un peu plus, de ne pas m'arrêter au superficiel.

Démarche déjà entreprise avec "Ceci est ma chair" qui ouvre le recueil, où Skaramanga, de son véritable nom Henry James Rockefeller III, est à l'hôpital suite à un accident de la route. Mais ce n'est que le début de ses soucis... Tout semble se dérouler dans un futur pas si lointain où les absurdités et le cynisme du monde présent sont extrapolés et détournés de manière très sarcastique. Une caricature où beaucoup en prennent pour leur grade.

Dans une même veine anticipative, où l'absurde s'est imposé au libre arbitre, les échanges verbaux finissent en dialogue de sourds et les apparences par se craqueler: dans "Ne le dites pas aux enfants" avec pour cadre une société surcontrôlée, se raconte un entretien entre une employée du planning familial et une petite dame à qui il est refusé de donner naissance.

On change de registre avec deux légères rencontres du troisième type (ou plus). Située en 1919, la première, "L'Ambassadeur", voit un visiteur extraterrestre atterrir sur la pelouse de la Maison Blanche. Le Président Woodrow Wilson a pour requête de confier un "nouvel" ambassadeur terrien à la Représentation Intergalactique. C'est Conrad, docteur particulier du président, qui est choisi. Mais qui est donc "l'ancien" ambassadeur? Quelle civilisation oubliée a eu ce privilège que les Terriens ignoraient jusqu'à présent? Malgré le trop classique questionnement/explication bien évidemment télépathique entre les protagonistes, la chute est surprenante et bien trouvée. Dans la seconde, "Aliens Vs Gladiator", Arturo Stronzoli, travesti du bois de Boulogne, fier de ses implants mammaires flambants neufs, est enlevé par des extraterrestres. Cette rencontre laborieuse sur le plan linguistique ne repose ni sur la télépathie ni sur un moyen parfait de communiquer. (On remercie l'auteur de ne pas tomber dans ce cliché.) Avant de réaliser que c'est justement pour déclencher l'incompréhension chez le personnage, créer le décalage humoristique et conclure avec une chute que l'on voit plus ou moins venir. Ces deux nouvelles ont aussi pour point commun de négliger le pointillisme de la hard science et d'assumer l'utilisation décomplexée de raccourcis que les esprits les plus perfectionnistes auront du mal à avaler.

Ils apprécieront peut-être plus ce tir groupé de trois nouvelles au ton plus sérieux. Tout d'abord "Disapparitions", où un fichier multimédia, retranscrit sous forme narrative, fait part au lecteur (autant celui qui lit le recueil que le destinataire à l'intérieur de l'histoire) de phénomènes filmés incompréhensibles ainsi que des disparitions suspectes. Une tension habilement construite, le danger devient palpable pour les auteurs du ficher téléchargé. Des pages qui joue sur un thème qui inspire et fascine, la Conspiration. Variante du même thème, avec comme élément central la perception du monde, "Libéré Sans Délai" parlera aux lecteurs de Philip K. Dick. Le professeur Tran Lee, d'une expérience foireuse via un mauvais trip, découvrira avec l'aide de son collègue et ami Gabriel une vérité à laquelle il était loin de s'attendre. Quant à "Star Trash - De l'origine des cubes et de leur utilité à long terme", sous ce titre énigmatique se dévoile un futur proche où de mystérieux cubes de l'espace font leur apparition jusqu'à s'arrêter dans notre atmosphère. Une farce écologico-cynique bien amenée où l'auteur prend moins de raccourcis pour expliquer les choses mais on peut lui reprocher d'utiliser la même ficelle finale que dans "Aliens Vs Gladiator" et "Disapparitions".

On reste dans l'OVNI, littéraire cette fois-ci, avec "De rien en rien" qui est l'occasion pour l'auteur de proposer une nouvelle qui n'en est pas une. Exercice de style tout en digression, amorcé par une phrase ("Jean-Pierre voyait enfin la lumière au bout du tunnel") qui sera disséquée sur plusieurs coutures, le tout avec beaucoup d'humour. Méta-littéraire et subtil.

Les même adjectifs pourraient s'appliquer à "Organum ou Prière de ne pas s'adresser au conducteur". Elle est constituée de courtes phrases, traversées par des voyelles oscillantes dont on comprendra le sens avec la chute finale, que je ne peux pas dévoiler. Une fantaisie de l'esprit très visuelle (vous connaissez E.E. Cummings?) et agréable.

Avant d'attaquer le gros morceau en quatre mouvements, il me faut aussi mentionner les deux dernières nouvelles du recueil qui ont le point commun ne pas m'avoir autant convaincu que la bonne partie de celui-ci. "Et puis Bang !" est un conte philosophique où il est question d'une éclosion de bourgeon et d'une confrontation entre un enfant et son "oncle". Un florilège de petites réflexions sur le temps qui passe, une nouvelle d'apprentissage pourrait-on dire. "La Dernière Marche - Poétique de l'extinction" est une allégorie où l'humanité se met à avancer dans le but de rencontrer Dieu. Ramassé sur quelques pages, un récit qui a quelques bons moments sans être d'une originalité époustoufflante.

Disséminée tout au long du recueil la tétralogie "Blaster Pride"/"Storm Riders"/"Play-Back"/"Jungle Session" s'est imposée comme idéale pour conclure la chronique. Ces quatre nouvelles gardent les même personnages, avec tout de fois une focalisation interne différente à chaque fois. Un commando spécial se voit attribué des missions (d'où les titres typés jeux vidéo) sur un vaisseau pris en otage ("Blaster Pride") ou des planètes inconnues dont l'hospitalité restera variable ("Storm Riders", "Play-Back" et "Jungle Session"). Les personnages en eux-mêmes sont de quasi-caricatures, ils sont chacun très vite présentés et malheureusement adoptent à peu de chose près la même verve humoristique. Les nuances sont bien là mais auraient pu être plus prononcées. Cependant ce ton de la comédie est un leurre. Car s'il peut agacer par moment ("A cinq, nous pétons la gueule à tout ce que la galaxie compte de vilains pas beaux qui veulent du mal à leur prochain" est je pense le pire exemple que je puisse citer), il ne prépare pas aux contre-pieds surprenant concoctés par Lorenjy. Dans un style très "série Z" (descriptions gores, manque de finesse complètement assumée, humour un poil ostentatoire) loin d'être si déplaisant que ça, chacune des nouvelles réserve sa surprise (allusion culturelle ou retournement inattendu). J'ai une nette préférence pour "Play-Back" puisqu'elle détrompe totalement le lecteur (démarche amorcée tranquillement dans "Storm Riders") sur les intentions purement comiques de l'auteur. Fil rouge multiforme, cette tétralogie bien cimentée est très représentative du recueil.

Don Lorenjy aurait-il beaucoup lu Fredric Brown ou Robert Sheckley que cela ne m'étonnerait point. Blaguàparts manifeste en effet le goût de la chute et une verve badine qui, mine de rien, trahit une recherche, une envie de jongler et de s'amuser avec le vocabulaire (on pense aussi à San Antonio). Même si l'objectif apparent de l'auteur est de divertir, la légèreté se trouve souvent contrebalancée par un aspect plus sombre d'humour, comme un sarcasme qui s'efforce de cacher pudiquement une pessimiste vision du monde.



Blaguàparts, Don Lorenjy, Griffe d'Encre, coll. "Recueil", 15€. Illustration de couverture (un peu pâlichonne, non?) par Zariel. Merci à Magali Duez.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Oh, merci, vraiment, pour cette lecture généreuse et bien argumentée. Notamment pour les "manques de finesse complètement assumés" : c'est tout à fait ça, et ça donnerait presque envie d'en écrire d'autres.

L. Gidon (ex-Don Lorenjy)

Gilmoutsky a dit…

Je m'attendais à une réaction de votre part. J'ai pris l'habitude après publication de comparer mon avis avec d'autres blogueurs et vous aviez laissé un commentaire sur la plupart.
Je crains toujours de froisser les auteurs dont je parle, mais je suis un partisan de la série Z. Le terme n'est donc pas péjoratif dans ma chronique.
J'en profite au passage pour insister sur la qualité de "Play-Back", véritable électrochoc qui lui ne manque pas de finesse.

Anonyme a dit…

C'est en effet un réflexe qui peut paraître ridicule, mais je trouve juste de remercier quand je le peux ceux qui prennent de leur temps pour parler de ce que j'écris. Et en ligne, je le peux. Même aux détracteurs virulents, pour leur dire "J'ai fait de mon mieux, et l'éditeur aussi."
A titre de confidence, j'ai bien aimé écrire Play Back, même si j'avais conscience de verser dans une violence que je ne m'autorise plus.

Gilmoutsky a dit…

Merci beaucoup en tout cas de réagir et participer à ce très modeste blog. Mes lignes sont peut-être trompeuses, votre recueil m'a fait une meilleure impression que je ne le laisse paraître. Vous ne me rangez pas dans les détracteurs, j'espère?
Ce qui m'a beaucoup plu dans Play Back c'est le côté Sa Majesté des Mouches inversé du point de vue des "sauveurs" sauf que tout a dérapé. Ce que l'on ne voit pas forcément venir, puisque Svenn conserve un ton relativement humoristique alors que la chute un d'un tragique vertigineux.