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lundi 28 mars 2011

Le Livre des théophanies de Jonas Lenn

Me voici renouant avec la production passée de Griffe d'Encre. J'avais déjà terminé Le Livre des théophanies il y a quelques mois mais je n'avais pas pris le temps d'en parler. Par la suite, entre procrastination, moult bouquins et autres circonstances aléatoires, l'article a été repoussé dans un futur indéfini. J'ai donc, enfin!, décidé de relire ce recueil afin de rendre compte précisément de son contenu. Que voulez-vous, quand on a signé un pacte de sang virtuel avec l'éditeur, il faut s'y tenir.

Je regrette beaucoup, par contre, d'avoir laissé passer l'opportunité, dans l'intervalle, de chroniquer Les Contes Myalgiques II de Nathalie Dau (http://ranatoad.blogspot.com/2011/01/contes-myalgiques-ii.html) ainsi que la première anthologie consacrée aux proverbes (http://ranatoad.blogspot.com/2010/12/proverbes-i.html). J'ose espérer que les auteurs des chroniques ne m'en voudront pas si un jour je publie un second avis sur ces livres. Je ne considère pas les supports de nouvelles chez Griffe d'Encre comme un terrain absolument réservé, mais je tiens à rester exhaustif dans ce que je me suis fixé.

Quatre des huit nouvelles constituant Le Livre des théophanies ont déjà bénéficié d'une parution que je mentionnerai entre parenthèses. La sortie du recueil en 2008 fut l'occasion pour l'auteur d'une révision de chacune.

Je commence avec "La Leçon de ténèbres" (Galaxies n°29, 2003) où Nick, étudiant aux Beaux-Arts, crée un cité virtuelle sur son ordinateur. Un cité qui prend vie sous les yeux du lecteur. La narration se partage en effet entre scènes dialoguées du créateur avec sa compagne, Mesle, et des séquences où figurent Elem, conscience avide de réponses qu'elle demande à Ikn. Ce dernier, vieil homme à la longue barbe blanche, n'est autre que l'avatar qu'utilise Nick pour contrôler cette simulation de vie. Une nouvelle qui ne m'a pas convaincu malgré les thèmes universels qu'on y sent abordés (la création, le libre-arbitre...) et une fin ouverte sur le devenir de la cité virtuelle. L'interface à la Second Life est aussi utilisé dans "Ariane à Naxos", transposition de la mythologie grecque dans un monde futur. Une Ariane enceinte et délaissée par son compagnon demande l'aide d'une Assemblée virtuelle dirigée par Athéna et constituée des figures féminines mythologiques. Leur sentence est d'humilier l'offenseur lors de sa participation à un jeu de "tridiréalité", Le Défi des Amazones. Ariane se retire sur Naxos, une île virtuelle, préférable à la Réalité. Elle sera assistée par une Sappho trop intéressée. Abordant des idées intéressantes sur l'interaction entre psychée humaine et le plan virtuel, c'est une nouvelle d'une richesse grisante, très colorée et à la sensualité très prononcée où transparaît en filigrane l'épisode du Minotaure et de son dédale. Une autre incursion de cet épisode se retrouve dans "Un Grain de légende". Alfred, 10 ans, est en vacances chez ses grands-parents. Parti chercher de l'origan pour Puce, sa grand-mère, il rencontre un gitan, Melquiades, qui lui offre un tesson de céramique. D'une écriture linéaire, sans véritable surprise, et desservie par quelques clichés, l'atmosphère campagnarde et l'échappée nocturne d'Alfred restent agréables sans être inoubliables.

Truffée également de références à la mythologie grecque, mais pas seulement, "Le Maître de céramique" (Faeries n°12, Nestiveqnen, 2003) met en scène Erwan, étudiant aux Beaux-Arts, Erwan, parti à la recherche de son projet de fin d'études: William Baker, artiste qui semble s'être retiré au faît de sa gloire. L'exploration de l'atelier de Baker, source de joie exacerbée, n'est pourtant pas la seule surprise qui attend Erwan. La nouvelle est une variation très explicite sur le mythe du golem. Encore plus imprégnée d'histoire et de mythologie, puisqu'elle a pour personnages principaux rien moins qu'Aristote et Alexandre le Grand, "Le Sang des Titans" (initialement "Le Sang des Titanides", Faeries n°6, Nestiveqnen, 2002) voit le futur conquérant en pleine session de plongée sous-marine avant l'heure. Sensée se dérouler avant l'édification de son Empire, cette exploration de l'élément cher à Poseidon a pour Alexandre l'objectif de trouver l'arme idéale pour exaucer ses voeux de stratège. La force évocatrice des premières pages, épiques, opère mais laisse malheureusement la place à une confrontation grandiloquente et une fin auxquelles j'ai peu adhéré. Malgré cela, je n'omets pas de signaler que cette nouvelle a obtenu le Prix Imaginales en 2002.

On change de décor avec "Les Noces d'orage" (Anthologie Jour de l'an 1000, Nestiveqnen, 1999) qui nous emmene en pays Viking. Igma raconte à une enfant, Sifa, comment le jeune guerrier Wutan gagna sa préférence plutôt que Sustr, rustre auquel les traditions la destinait. Wutan aidé de Galma, vieux magicien fou des marais, jetèrent un maléfice contre Sustr. Un récit à la première personne, tel un long monologue, remarquable par son sens de la tragédie. A noter qu'une version lue peut être écoutée sur la webradio Utopod (en 2 fois: http://www.utopod.com/2007/04/28/utopod-004-les-noces-dorage-de-jonas-lenn-1-sur-2/ et http://www.utopod.com/2007/05/05/utopod-005-les-noces-dorage-de-jonas-lenn-2-sur-2/). Utopod a cessé d'émettre mais les podcasts sont toujours disponibles.

Les deux nouvelles restantes, à l'instar des deux premières citées plus haut, entrent dans la catégorie science-fiction pure et dure. Même si "L'Heure du maître" se teinte des Mille et une nuits, le cadre physique se situe sur Aleph, une cité minière de Saturne. Haroun en est le maître absolu et possède un contrôle absolu sur ses sujets. Il détient même le pouvoir de glisser son âme dans leur corps. C'est ainsi qu'il ne se prive pas, après un mariage, d'échanger son corps avec l'époux afin de se tailler "la part du lion". Le récit, très court, se concentre sur les pensées amères et désespérées de la narratrice, sans laisser une intrigue véritable se développer. En ce qui concerne "Les élytres du temps" la hard science cotoîe avec réussite le mystique. Une mission scientifique est organisée depuis des années par Sanjiu Biologicals sur la planète marécageuse de Zhaoze (ou Shuilong). Suite à l'échec d'une expédition dix ans plus tôt, le narrateur, Zi, hybride mi humain mi autochtone, fut mystérieusement confié à l'équipe humaine par une créature Shuilong. Zi, immunisé naturellement contre l'infection qui a tué trois humains sur quatre (le dernier est porté disparu et considéré mort), retourne à ses origines. Une expérience chamanique lui révelera les raisons mystérieuses de la collaboration des Shuilong. Un récit bien mené bien que légèrement desservi par son vocabulaire hard science un peu trop cérébral.

D'une qualité narrative parfois évidente ("Les élytres du temps", "Les Noces d'orage", "Ariane à Naxos"), parfois irrégulière ("Un Grain de légende", "Le Sang des Titans"), Le Livre des théophanies se compose de nouvelles suffisamment consistantes pour divertir et amener certaines réflexions. Surtout pour les amateurs de mythes créateurs, cosmogoniques où le divin et la parabole ont la part belle. On appréciera d'ailleurs, en début d'ouvrage, la vignette traditionnelle, figurant la mascotte des éditions (créée par Magali Villeneuve), détournement particulièrement savoureux pour ce recueil.

Pour ma part, le George Costanza qui sommeille en moi pousse un soupir et dit "It's not you, it's me." En des termes moins cryptiques, je trouve l'ensemble pâlichon, mais je n'en blâme pas pour autant l'auteur. J'ai peut-être trop d'exigences pour apprécier pleinement l'imaginaire qui est le sien. Sans vouloir paraître blasé, il manque probablement à ces nouvelles un ingrédient, un épice, susceptible de réagir plus favorablement à mes papilles gustatives. J'ai même réalisé, lors de cette seconde lecture, que certaines d'entre elles m'étaient sorties de l'esprit.

Je tiens pourtant à finir sur une note positive et accorder à Jonas Lenn la capacité de s'adapter à des formes différentes de littératures imaginaires et à créer de réelles passerelles entre mythologies (à dominante grecque) et science-fiction. En ce sens, je reste ouvert, même tenté, à la lecture d'autres de ses nouvelles, surtout grâce aux pages qui clôturent le recueil. Trois pages qui savent de quoi elles parlent (contrairement à moi), la postface ("Jonasland") de Philippe Gindre, mérite d'être citée, ne serait-ce parce qu'elle contrebalance mon avis mitigé. Axé surtout sur l'influence des formes et d'auteurs du passé ("respect assumé et revendiqué d'un héritage complexe, voire hétéroclite..."), l'argument de Philippe Gindre, arme défensive efficace contre les détracteurs, s'appuie sur une érudition que je ne possède pas. Qualifier les nouvelles de Jonas Lenn de "pastiches" suffit à rabattre mon clapet, car je n'ai à aucun moment été capable de les reconnaître comme telles. Une concise revue des genres auxquels l'auteur aime s'adonner, via une liste non exhaustive de ses écrits, a su me convaincre de ne pas prononcer un avis tranchant et définitif.

Je vous invite donc à vous faire votre propre opinion et à choisir votre camp. La meilleure façon est bien sûr de vous procurer un exemplaire du Livre des Théophanies. Par exemple, si vous habitez le coin ou y passez régulièrement, dans une librairie parisienne qui vient d'ouvrir au 142 rue du Chemin Vert (Métro Père-Lachaise). Taly qui vous attend dans son Antre-Monde, vous le commandera avec grand plaisir. Et puis en attendant l'arrivée du bouquin, vous pouvez toujours en acheter un autre.


Le Livre des théophanies, Jonas Lenn, ed. Griffe d'Encre, coll. "Recueil" (dirigée par Karim Berrouka), 14€. Illustration de couverture de Patrick Mallet. Encore merci à Magali Duez.

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