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lundi 1 novembre 2010

I Ain't Superstitious: Le Témoignage du chat noir de Paul Berna


Tout comme (j'ai hésité à utiliser "à l'instar", mais restons simple. Tout ça pour battre le record d'insertion de parenthèses: seulement deux mots après le début de la chronique!) le roman de Pierre Véry Signé: Alouette, Le Témoignage du chat noir de Paul Berna est une réédition d'une publication plutôt lointaine.
Publié pour la première fois par la Générale de la Publicité (GP) dans sa collection "Rouge et Or" (créée en 1947) en 1963, ce roman est un bon exemple de ce que la littérature pour adolescents moderne a pu produire à l'époque: des textes originaux n'ayant rien à envier aux traductions, rééditions de classiques ou adaptations (Paul Berna en a lui-même produit), ces dernières ayant eu le monopole des publications jeunesse pendant des décennies. Ce secteur de la littérature fut bien évidemment surveillé de très près (faut pas déconner, on les laissait déjà écouter les yéyés, avec une indulgence mal dissimulée, on allait pas les laisser lire n'importe quoi) et l'idée de polars destinés aux jeunes n'allait pas sans contraintes. Bannissant toute action fourmillant dans le polar adulte (meurtre, sexe, hache, tronçonneuse et choucroute empoisonnée), le divertissement para-littéraire pour adolescents n'aurait jamais pu s'épanouir sans la plume habile des auteurs relevant le défi de l'édulcoration de qualité.

En visite chez M. Fred, coiffeur de sa profession, Georges Thiriet et son fils Bobby se laissent aller à quelque confidences sur leur conditions difficiles de logement: appartement trop petit, mal situé etc. A la sortie, ils sont abordés par un certain Henri Dupont, directeur gérant de l'Immobilière-Métropolitaine qui leur propose une offre qu'il ne peuvent refuser. Non, il ne leur propose pas d'être bluesmen confirmés en échange de leur âme, il faut pas tout ramener à Robert Johnson non plus, et puis quel rapport? Il leur propose donc un appartement plus en phase avec leur besoin, la visite s'effectuant dans la foulée. L'affaire étant conclue (en ancien francs s'il vous plaît avec note de bas de page pour la conversion en euros, ils ont pensé à tout chez Mango), Georges aura la clé le lendemain, tout juste le temps d'annoncer la bonne nouvelle et d'entretenir de faux espoirs au reste de la famille. Car l'infâme escroquerie n'attendra pas plus longtemps pour se révéler à la pauvre famille.

Ce sont les deux grands-frères de Bobby, Jacques et Laurent qui prendront l'initiative de s'adresser à Charlie Baron, fils d'imprimeur et rédacteur en chef du Petit Etudiant du Puisay (ou PEP) journal du lycée Alfred-Jarry. Cette publication qui tourne en rond même aux yeux de son créateur trouvera opportunément de quoi se relancer avec le malheur des Thiriet. Mais plutôt que d'attendre les mises à jour d'une enquête policière et de la relater tout simplement, Charlie, aidé de sa rédaction, en créera un feuilleton interactif ou chacun des lecteurs pourra apporter sa contribution. La réalité avec l'enquête menée par le commissaire Sinet (auparavant inspecteur dans d'autres romans de Berna, peut-être ultérieurement rééditée dans a collection "Chambres Noires"?) et la fiction rédigée par le PEP vont alors s'entrecroiser sur le chemin sinueux des hypothèses, des portraits robots et autres poursuites. Ah, j'oubliais le rapport avec le titre. Un élément central de l'enquête sera ce chat noir remarqué par le petit Bobby dans le bel appartement sensé être sa future habitation.

Servi par une écriture dynamique, adjectif que l'on peut aussi appliquer aux nombreux et sympathiques personnages, Le Témoignage du chat noir a très bien réussi à ne pas m'ennuyer. Le côté vieillot n'est pas du tout une gêne (tant qu'on ne ressert pas quelques relents coloniaux...), tout au contraire, je suis très sensible au charme de ce que j'ai appelé plus haut cette édulcoration de qualité. A défaut de divertir les 8-12 ans d'aujourd'hui, même si je ne doute pas de l'habilité narrative de Berna, largement capable de traverser les décennies pour y parvenir, c'est un ouvrage qui se révèle, mine de rien, un document précieux pour qui s'intéresse à l'évolution du roman policier destiné à la jeunesse. Reprenant entre autres la bande de gamins, préados, ados ou p'tits cons, mais c'est vous qui le dites, comme entité protagoniste et enquêtrice, le roman teinte aussi très légèrement son action d'éléments sociaux typiques d'une banlieue parisienne en pleine métamorphose. Paul Berna a transposé ainsi, dans une moindre mesure, un des ingrédients du polar ou roman noir adulte.

La postface d'une douzaine de pages écrites par le directeur de la collection, Jacques Baudou, est un bonus très enrichissant puisqu'elle trace le parcours de Jean Sabran (Paul Berna étant un pseudo tout comme Paul Gerrard ou Bernard Deleuze qu'il utilisera pour ses publications adulte) et met en perspective son œuvre dans le contexte éditorial de l'époque. En évitant de pomper et de recracher, et ne voulant pas qu'on me taxe à tort de "m'y connaître sur le rayon", je me suis en bonne partie appuyé sur cette postface pour écrire ces lignes. Je ne suis qu'un amateur et des publications comme celles-ci sont une aubaine pour, de temps en temps, me plonger dans quelque chose de moins contemporain.

Tout en espérant que la collection "Chambres Noires" soit dosée convenablement entre auteurs anciens et contemporains, c'est avec un plaisir non dissimulé que j'accueillerais de futures rééditions, par exemple, du même Paul Berna, les aventures de la bande à Gaby aidé du même Sinet qui n'était qu'inspecteur (Le Cheval sans tête, Le Piano à bretelles et celles qui suivent) ou même les deux suites au Témoignage du chat noir.


Le Témoignage du chat noir, Paul Berna, Mango Jeunesse, coll. "Chambres Noires", 9€. Collection dirigée par Jacques Baudou. Illustration de couverture par Eric Héliot.

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