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lundi 31 mai 2010

Estampes sur eaux troubles de Marianne Lesage


Je n'avais rien lu de Marianne Lesage avant ce recueil. Et pour cause, depuis 2006, elle n'a été publiée que très rarement dans des revues spécialisées ou anthologies. Avec Estampes sur eaux troubles, publié chez Griffe d'Encre en novembre 2009, se présentait donc une occasion cohérente de la découvrir.
Parmi les neuf nouvelles proposées, trois d'entre elles avaient déjà connu publication.
"Fuathais" (j'ai laissé les italiques quand les titres sont présentés comme tel dans le recueil), déjà parue en 2007 dans Mort Sûre n°2, raconte le séjour en Écosse d'un couple marié à la passion depuis longtemps émoussée. Une histoire de fantôme (hé, c'est l'Écosse, fella!) moderne bien écrite mais qui joue sur des thèmes et ficelles déjà exploités et du coup la qualité de la nouvelle est nuancée par une impression de déjà-lu.
Quant à "Oeuvre au rouge" (parue sous le titre "Krassnaïa", terme russe traduit et expliqué dans la nouvelle, dans Monk n°1), histoire de femme fatale et mystérieuse, elle m'a surtout plu grâce au vocabulaire et aux références cinématographiques de la grande époque d'Hollywood. Un aspect vintage très réussi. D'un point de vue technique, une bonne idée stylistique que ce monologue destiné à des étudiants en cinéma complètement effacés face aux souvenirs du narrateur.
Initialement parue dans l'anthologie Contes & Légendes... revisités (édité par Parchemins & Traverses), "Voyageur" reprend de façon originale le conte de Barbe Bleue. Le narrateur récite son histoire à voix haute, quitte à paraître cinglé dans ce train qui l'emmène vers son château. Un choix difficile entre deux jolies soeur, des désirs irrépressibles et la jalousie, ingrédients indispensables à un conte gothique et macabre.

Autre détournement plus ou moins transparent, "La nuit, ma chambre est pleine de diables", est à rapprocher de "Voyageur" en ce qu'elle rappelle très fortement le conte traditionnel. De cette "réécriture" de "La belle au bois dormant" se dégage une sensualité exacerbée et se retrouve modernisée par quelques lignes franchement porno et par une scène lesbienne (Damo, arrête donc de saliver et tiens-toi mieux, enfin!). Peut faire aussi penser aux nouvelles de Nathalie Dau, bien que dans un style d'écriture différent. J'attendais autre chose à la lecture d'un si joli titre.

J'ai le regret d'annoncer également ma déception avec "Art is a Hammer" qui ouvre le recueil. Un artiste particulier qui pense avoir trouvé le matériau parfait pour une prochaine œuvre. Une chute très prévisible pour un texte victime, il est vrai, d'un concours de circonstances défavorable. Après avoir lu (dans un cadre pas si éloigné d'ailleurs, mais chut...), pas très longtemps avant, une intrigue suivi d'une chute similaires, il faut avouer que toute surprise tombe à l'eau. Vaut tout de même son pesant de caramels mous (si tu me lis, Ingrid...) grâce à la psychologie calculatrice et cynique du narrateur.

Seule nouvelle purement S-F, "Saturna Regna", sous forme de journal intime d'une jeune fille, nous décrit une sorte d'empire cosmique totalitaire et idéologiquement contestable. La jeune fille sera emmenée dans le Jardin, là où sont exécutées des expériences douteuses. Ne me laissera pas un souvenir impérissable, mais la dégradation spirituelle et physique, ainsi que le lavage de cerveau dont elle est victime fait froid dans le dos. Interroge sur la question de la perfectibilité physique de l'être et des extrémités utilisées pour la finaliser.

"Home is where it hurts", encore un joli titre (serait-ce une référence?), relate les retrouvailles annuelles d'une bande de potes qui a tourné la page des abus et de la débauche. On apprendra à la fin la raison principale de cette accalmie. La narratrice, un peu isolée dans la bande retrouve dans un plaisir aviné un fantasme aux contours flous, Alex. La chute n'est pas trop mal amenée, mais encore une fois c'est avec un procédé utilisé des centaines de fois. Il reste toutefois au lecteur le choix ambigu de l'interprétation entre l'imagination troublée de la narratrice et l'option surnaturelle.

"Odissi" diffuse son atmosphère particulière par une description précise de cette Inde coloniale, fascinante mais hostile. Par contre le chemin emprunté par la narration a trop souvent été piétiné. Ceci dit la nouvelle aborde la domination arbitraire d'un peuple sur un autre.
Autre nouvelle historique, "Oeil de nacre dans la serre" prend la forme d'une correspondance romancée d'un couple séparé par la guerre 14-18. Pas nouveau comme point de départ, mais Marianne Lesage s'en tire avec quelques idées brillantes et la fin est bien amenée, tout en douceur.

Dans l'ensemble un recueil plutôt bon et honnête. Il manque pourtant à la plupart des nouvelles, je ne sais pas, quelque chose de plus (de l'humour par exemple?). Marianne Lesage intègre quelques bonnes idées (notamment dans la forme de narration ou la manière dont les chutes sont amenées) sur des trames classiques, voire surexploitées. J'ai trouvé que seules "Œil de nacre dans la serre" et "Œuvre au rouge" réussissent vraiment à se détacher de ces trames. J'ai eu l'impression déstabilisante que dans les autres, la narration n'allait pas dans la direction de mes attentes ou que les bonnes idées n'était pas développées à mon goût. Espérons que des esprits moins blasés y trouveront meilleure satisfaction.


Estampes sur eaux troubles, Griffe d'Encre, coll. "Recueil", 13€. Collection dirigée par Karim Berrouka. Merci, une fois n'est pas coutume, à Magali Duez

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