"Rana Toad", ça se mange?

Nous sommes libraires de divers horizons, bibliovoraces friands de découvertes, ici pour partager!

dimanche 14 mars 2010

Je me souvenais d'une histoire que mère m'avait racontée un jour: il était question d'un esprit des eaux qui vécut jadis parmi les herbes dans de sombres étangs et rivières. Cet esprit s'appelait Jenny Greenteeth et je suppose que dans le livre, il devait s'agir d'une femme, mais je me l'imaginai comme un quasi-hermaphrodite, à la fois femme, homme et poisson, une chose fichée dans le cours de la rivière, percevant le moindre remous, le moindre rond dans l'eau. Pour moi, cet esprit possédait cette sensibilité spéciale propre aux poissons, qui veut qu'une simple averse semble une grêle de coups sur l'échine: il faisait la différence entre les perturbations normales survenant à la surface et les pas d'un enfant ou le fourragement d'un bâton sondant la profondeur. Dans le livre, il était décrit comme un démon ridé tout en os et chevelure, qui surgissait de l'eau, ses longs ongles et ses dents crochues enduits d'algues et de mousse. Mais lors de mes excursions à la rivière, je me représentais quelque chose de plus subtil, de presque invisible. Aussi vif qu'un brochet, il fondait sur sa proie puis disparaissait dans les profondeurs, mais il n'y avait ni cris, ni sang, ni horreur immédiate. Un calme trompeur retombait sur la rivière: les oiseaux recommençaient à chanter, le soleil pointait entre les nuages. L'enfant victime ne se rendait pas compte de ce qui s'était passé. Au bout d'un moment, il commençait à s'ennuyer et rentrait chez lui, où personne ne remarquait le moindre changement. Mais ce changement s'était produit en profondeur, enfoui sous l'apparence de la normalité. Cet enfant-là ne serait plus jamais le même. En grandissant, il se muait en créature sombre et froide, une créature de la rivière. Il discernait des perspectives que les autres ne voyaient pas et se fondait là-dessus pour agir. Les gens commençaient à le considérer comme un monstre, mais à ses yeux, eux n'étaient guère que des spectres. Son monde était différent du leur. Dans son monde à lui, leurs pensées, leurs actions, leurs jugements n'avaient aucune consistance.

La Maison muette, John Burnside, Métailié. Traduit de l'anglais (Ecosse) par Catherine Richard.

4 commentaires:

Auguri a dit…

J'aime la poésie de Burnside. Et " La maison muette" est un roman saisissant de beauté et d'horreur.

Filisimao a dit…

Ca fait plusieurs fois que tu poste des extraits de Burnside et à chaque fois ils me plaisent !

C'est décidé, je vais commencer par lire ce roman là.

Gilmoutsky a dit…

A Auguri: tout d'abord merci pour cette intervention. J'ai attendu de finir le roman pour y répondre. Je ne suis hélas pas aussi enthousiaste. Ce personnage ammoral me déprime. Je n'ai fini le livre que pour deux raisons: 1. trouver d'autres passages comme celui que je cite là et 2. dans un esprit intégraliste, La Maison muette était le livre de Burnside que je n'avais pas encore lu. Un peu trop dérangeant pour moi.

A Filisimao: les extraits cités ne reflètent pas toujours une impression positive de ma part sur le bouquin en question. Mais lis-le quand même. Reet-teet-teet-tooty-noony-noony!

Filisimao a dit…

Merci de me le signaler ça m'évitera de tenter de faire systématiquement de la lèche !

Ahaha non je déconne ! J'aime réellement cet extrait. Et le fait que ce soit son premier roman tombe bien. J'aime bien commencer par le premier... que de conformisme !

(Quel beau soleil aujourd'hui ! Au travail je me sens comme emprisonné... Il me tarde de sortir respirer l'air du printemps ! ;) )