"Rana Toad", ça se mange?

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vendredi 19 février 2016

  Avant le repas, le couple royal eut droit à un remarquable aéropage d'artistes inuits originaires de villages reculés et venus en avion pour l'occasion. Le Pr Hardy se leva pour présenter le premier poète. Il expliqua que la vie quotidienne des Inuits se caractérisait par d'inimaginables privations, mais que, s'inspirant de la trame de leur existence, ils faisaient de l'extase le leitmotiv de leur salut anacréontique au monde. Ce peuple remarquable tirait des hymnes à la joie, n'en déplaise à Beethoven, des bonheurs les plus simples et les enchâssaient dans une forme de haïku qui lui était propre. Puis Oliver Girskee se leva et récita:

  Le froid et les moustiques,
  Ces deux fléaux,
  Ne viennent jamais ensemble...
  Ayi, yai, ya.

  Après la danse du tambour traditionnelle, on eut droit à une démonstration, aussi rare qu'animée, de tire-bouche, concours mettant aux prises les champions du Keewatin et du Haut-Arctique: chaque adversaire met ses doigts dans la bouche de l'autre et tire jusqu'à ce que l'un deux perde connaissance ou s'avoue vaincu. Puis on entendit Minni Altakarilatok et Timangiak Gorski, chanteuses de gorge de Cape Dorset, à juste tire célèbres.
  "Les sons distinctifs des chants de gorge expliqua le Pr Hardy à l'intention de la famille royale et de son entourage, fruit d'une véritable tradition autochtone, résultent de bruits de respiration, naseaux et gutturaux, qui ne sont pas sans rappeler ceux d'une personne qui se gargariserait à sec. Cet art résiste à toute description, mais on peut le comparer à la rumeur des grandes rivières... au doux planement de la mouette... à l'effritement de la neige immaculée que soulèvent les vents de l'Arctique."
  Après le spectacle, le professeur se leva pour annoncer que le volet artistique de la soirée, où les multiples facettes de la culture inuite avaient été si avantageusement mises en valeur, était à présent terminé Tout sourire, Moses se leva - initiative qui plongea Beatrice dans les affres de la terreur - et improvisa un petit discours. Il dit espérer que cette facette de la mosaïque culturelle canadienne ne serait jamais contaminée par l'introduction, dans le Nord virginal, de la télévision américaine et de ses idioties. Il se rassit en souriant d'un air béat en réponse à une salve d'applaudissement et réclama aussitôt un autre verre. 

Solomon Gursky, Mordecai Richler, Editions du Sous-Sol. Traduit de l'anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné.

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