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samedi 8 août 2015

American Splendor, le quotidien comme critique sociale

Quand nous parlons de comics, nous nous imaginons des super-héros -ou super-vilains- en collants se combattant tout en s'envoyant des amabilités d'un goût douteux. Certains, moins nombreux, évoqueront la scène underground, plus diversifiée dans ses thématiques et son écriture (Robert Crumb, Harvey Kurtzman, Will Eisner, Art Spiegelman), et où la satire, le comique, le trash, la violence alimentent une culture plus libertaire. On peut résumer ainsi la situation de la BD aux États-Unis quand apparait, en 1976, le premier numéro d'un magazine auto-édité par un fonctionnaire de Cleveland, dans l'Ohio. Le fonctionnaire en question se nomme Harvey Pekar. Le magazine, American Splendor.
American Splendor détonne dans l'univers des comics: les histoires traitent de la vie de son auteur, de ses galères, ses joies, ses préoccupations, sur un ton réaliste et très terre-à-terre. Pekar évoque ainsi ses difficultés dans sa recherche de boulot, et dans le boulot lui-même; sa passion pour le jazz; ses problèmes d'argent; ses relations-compliquées- avec son entourage,  surtout sa femme Joyce, devenu au fil de temps le deuxième personnage principale de la série; et enfin tout ce qui touche à son magazine, ses difficultés à le vendre et plus généralement à se faire connaître. Sans oublier les scènes ou discussions l'ayant marqué, et dont les retranscriptions dessinées sont des instants d'apaisement, voire poétiques dans une œuvre généralement pessimiste.
Le principal défaut dans une œuvre autobiographique est la tendance de l'auteur à se mettre en valeur, ou du moins minimiser les aspects négatifs de ses actions et de sa personnalité. Rien de tout cela chez Pekar. L'homme apparaît colérique, angoissé, asocial, jamais satisfait, radin et un tantinet macho. C'est cette honnêteté dans la retranscription de ses émotions et ses attitudes qui ont séduit ses lecteurs. Pekar ne se met pas en valeur, il s'intéresse plus aux gens, au quotidien, au social, au superflu, à tout ce qui le révolte (médias, administration, relation avec les éditeurs). American Splendor est donc une œuvre que l'on pourrait qualifier de subversive, critique sur la société américaine de l'époque (celle des années 1970 à 1990, celle d'une Amérique en crise sociale, économique et morale), et innovatrice, tant dans les thématiques abordées que dans la forme -lente- de raconter.
Si Pekar écrivit tous les scénarios, il en confia le dessin à de nombreux dessinateurs, dont le plus connu reste son ami Robert Crumb. Mais citons aussi Gary Dumm, Gerry Shamray, Greg Budgett ou Kevin Brown. L'attrait d'American Splendor tient aussi dans cette diversité des illustrations proposées, qui semblent refléter la pensée très élargie et hétéroclite d'Harvey Pekar, qui s’intéressait à tout, et écrivait sur tout (le jazz, l'histoire, la culture en général, la politique). Ce dernier ne s'est d'ailleurs pas contenté de son magazine: il a également scénarisé Our Cancer Year, traitant de son cancer subi dans les années 90 et de ses difficultés à vivre avec au quotidien; et Cleveland, dans lequel il évoque sa jeunesse, et raconte la ville dans laquelle il a toujours vécue, et où il s'est éteint en juillet 2010.
American Splendor est édité aux éditions Ça et là,  en trois volumes parus entre 2008 et 2010. Un film éponyme est également sorti en 2003, fidèle à l'esprit du comics (mais uniquement disponible en VO), et très bien accueillie par la critique.

Harvey Pekar, American Splendor, trois volumes, éditions Ça et là, 20 euros.

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