Le chauffeur était un vieux noir, sapé comme à la noce, gilet, noeud papillon, il avait un drôle de chapeau, un feutre trop petit calé sur l'oreille... Il s'est arrêté au feu rouge, dans le rétroviseur, il mirait mon costume de scène. "Cool, maaan!..." Je me suis présenté. "Negro?..." Il secouait la tête. A voir ses doigts battre le volant, on devinait le musicien. J'ai compris "bars" et puis "Harlem". Harlem!... Je lui ai chanté un vieux blues, le type n'en est pas revenu, il m'a accompagné sur le refrain, à la fin il riait en se tenant les côtes. J'aurais voulu lui raconter l'Andalousie vingt ans plus tôt, les Gitans découvraient le blues, de Santiago à Triana une révolution!... La batterie, clac... pam-CLAC, les guitares électriques, ça vous perçait le crâne comme à coups de burin, plus moyen d'en sortir, tout le corps vous tremblait... Les frères Amador se prenaient pour Jimi Hendrix, bandeau dans les cheveux, guitares saturées, ils jouaient plus vite encore, ils étaient plus cinglés que lui!... Tu dis que notre chant porte la trace des tambours africains, tu l'as lu dans les livres... Les flamencos, eux qui ne lisaient pas, l'avaient senti d'instinct, ils étaient chez eux dans le blues... La complainte des crie-la-faim, le compas, les voix d'alcool et de tabac, il ne manquait que les palmas!... On se disait, Ils sont gitans ces hommes, tout juste un peu plus noirs... Le chauffeur imitait un solo de piano, il a montré du doigt son feutre gris. "Jazz!... Jazz!... Monk!..." On se comprenait lui et moi, on chantait Louis Armstrong. All of me, why not take all of me...
Manuel El Negro, David Fauquemberg, Fayard.
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