"Rana Toad", ça se mange?

Nous sommes libraires de divers horizons, bibliovoraces friands de découvertes, ici pour partager!

jeudi 14 novembre 2013

Rentrée Littéraire 2013 - 10ème Partie: Parabole du failli (Lyonel Trouillot), La Main de Joseph Castorp (João Ricardo Pedro) et Et quelquefois j'ai comme une grande idée (Ken Kesey)

Parabole du failli de Lyonel Trouillot

J'avais gardé un très bon souvenir de Yanvalou pour Charlie (2009). Depuis, Lyonel Trouillot a écrit La Belle Amour humaine qui a obtenu le Grand Prix du roman métis 2011 (prix décerné cette année, en plus du Prix Femina, youpi, à La Saison de l'ombre de Leonora Miano, il est bon de le préciser). La seconde raison de la présence de l'écrivain haïtien dans ma série spéciale est tout simplement son appartenance à la maison Actes Sud, éditeur sur lequel on ne peut faire l'impasse si l'on doit être relativement complet. J'avais aussi mis une option sur Confiteor de Jaume Cabre, dont l'accueil et les ventes sont plutôt respectables depuis sa sortie, mais j'en ai reporté la (possible) lecture à plus tard vu sa longueur et sa transportabilité problématique (choses que j'ai ignoré en attaquant, sur un coup de tête, Et quelquefois j'ai comme une grande idée de Ken Kesey, mea culpa).

Pedro est un jeune comédien, issu d'une famille aisée qui se lie d'amitié avec le narrateur et l'Estropié, qui vivent dans un quartier défavorisé de Port-au-Prince. Le roman est en bonne partie à la deuxième personne et s'adresse à Pedro au passé, puisque celui-ci s'est apparemment jeté d'un immeuble. Figure imprévisible multipliant les conquêtes amoureuses sans lendemain, déclamant des poèmes en pleine rue ou distribuant les pages d'un livre précieux aux passantes qu'il croise sur son chemin, ou se déguisant pour jouer un rôle pour le simple plaisir d'être pris pour ce qu'il n'est pas, Pedro laissera aussi sa marque dans le milieu plus bourgeois du théâtre ou dans les bars littéraires où admirateurs et détracteurs se côtoient. Lyonel Trouillot dit dans un "Avertissement de l'auteur" s'être inspiré très largement d'un jeune comédien haïtien, Karl Marcel Casséus qui semble avoir été très populaire là-bas.

Dans cet éloge du poète disparu, le narrateur parle aussi de lui, contributeur dans un journal où il écrit des nécrologie, ses hésitations amoureuses avec une collègue. Mais c'est à l'Estropié, professeur à béquilles, passionné de statistiques et assoiffé de culture livresque qu'est offerte la part belle juste après Pedro. L'amitié du trio s'est en partie cimentée dans ce deux-pièces où Pedro s'est à moitié incrusté avec l'accord tacite de ses deux colocataires. Avec en bruit de fond, les disputes d'un voisin camionneur avec sa femme et la radio d'actualités étrangères, c'est là qu'ils partagent leurs états d'âmes.

On peut noter également les deux principales figures féminines que sont Madame Armand, mécène misanthrope, et Islande, clocharde aux troubles mentaux irréversibles. Seul la puissance de caractère et le charisme de Pedro agira de manière exceptionnelle sur ces deux femmes retranchées, l'une dans son appartement, l'autre dans sa tête.

Ne vous attendez pas à trouver de la légèreté grand public dans Parabole du failli, Lyonel Trouillot fait dans le tristounet, mais ce n'est pas péjoratif. Entre le mélancolique et le désespéré, l'écriture de l'haïtien sait émouvoir plus souvent qu'ennuyer. Je confesse que la profondeur de certaines pages m'a parfois échappé, et c'est certainement dû à la poésie qui imprègne le texte, genre dans lequel j'ai beaucoup de lacunes et trop peu d'intérêt pour savoir de quoi je parle. Beaucoup de références à des auteurs, poètes ou dramaturges classiques que tout le monde connait (Musset, Lamartine, Whitman....) et à d'autres dont je ne connaissais pas personnellement les noms (Kateb Yacine, Carl Brouard, Roussan Camille). Même si je n'ai pas totalement adhéré à Parabole du failli, cela ne m'empêchera pas à l'avenir de lire d'autres romans de cet auteur pour lequel je garde un respect certain.

Pour finir, permettez-moi de relever ces mots d'Anthony Phelps cités dans le roman: "J'ai mis la voie lactée en vente pour un peu d'amour mais n'ai point trouvé d'acquéreur nul ne veut s'embarrasser de trente milliard d'étoiles."

La Main de Joseph Castorp (Titre original: O Teu Rosto Sera O Ultimo) de João Ricardo Pedro

Selon la bio de l'éditeur, João Ricardo Pedro est devenu écrivain suite à son licenciement d'une entreprise de télécommunication. Bonne démarche puisqu'il a obtenu en 2011 avec ce premier roman le Prix LeYa, l'un des plus importants au Portugal.

A l'instar de La fabuleuse histoire du clan Kabakoff de Steve Stern et des Fuyants d'Arnaud Dudek, La Main de Joseph Castorp est centré sur trois générations de grand-père en petit-fils. Le grand père, le docteur Augusto Mendes fait la connaissance d'un mystérieux Celestino quarante ans avant la Révolution des Oeillets. La mort de Celestino sera toute aussi énigmatique ce 25 avril 1974. Un indice important se cachera dans la correspondance entre Augusto et un de ses amis globe-trotter, Policarpo, qui lui a envoyé une lettre par an, chacune remplies d'histoires si extraordinaires que leur authenticité a parfois été mise en doute.

Le fils d'Augusto, Antonio Mendes, a été témoin et acteur de la guerre d'indépendance en Angola, une des colonies les plus importantes du Portugal. Mais le petit-fils, Duarte, est certainement le personnage le plus prédominant du roman. Pianiste prometteur durant son enfance, il sera le protagoniste d'une succession de petites histoires (son amitié avec l'Indien, ses premiers émoi avec sa prof de chant...).

Une sympathique fresque familiale bousculée par l'histoire d'un pays. Drôle, émouvant et vertigineux, La Main de Joseph Castorp peut dérouter par son aspect puzzle mais démontre une capacité certaine de João Ricardo Pedro à ficeler une histoire subtilement.  


Et quelquefois j'ai comme une grande idée (Titre original: Sometimes a Great Notion) de Ken Kesey

Le voici. Le roman qui détrône Un Monde beau, fou et cruel de Troy Blacklaws à la première place de mon classement personnel. Vous pourriez m'objectez que Et quelquefois j'ai comme une grande idée date à l'origine de 1964 et que ce n'est donc pas une vraie nouveauté. A quoi je réponds qu'il fait techniquement partie des publications parues dans la période phare pour la librairie qu'est la rentrée littéraire. Sans oublier qu'il est resté inédit en France jusqu'à ce que l'éditeur Monsieur Toussaint Louverture ait la bonne idée de le traduire.

Pour rester dans les grandes lignes (il y a beaucoup de choses à dire), le nom de Ken Kesey (1935-2010) est surtout associé à la Beat Generation, au LSD et à un premier roman intitulé Vol au-dessus d'un nid de coucou (1962) qui a fait l'objet d'une célèbre adaptation cinématographique avec Jack Nicholson en 1975.
C'est Paul Newman (réalisateur et acteur) qui s'est attelé en 1971 à la même chose pour Et quelquefois j'ai comme une grande idée  qui se déroule à Wakonda, en Orégon dans les années 60. Une grève fomentée par un syndicat puissant bloque l'activité principale du coin, la coupe du bois. Seuls quelques irréductibles, à savoir les membres d'une même famille, les Stamper, refusent de stopper le travail quitte à se mettre tout le monde sur le dos.

Hank Stamper, personnage principal du roman et aîné d'Henry, le patriarche, appelle son demi-frère, Lee, à la rescousse. Lee est parti avec sa mère douze ans plus tôt, pour vivre une vie moins rude, plus intellectuelle. La longue scène où Lee reçoit la carte postale de son frère et où il décide de partir sur coup de tête, laissant son colocataire se débrouiller avec certains détails (je vous laisse la surprise...) est l'une des plus irrésistibles. Le petit frère n'a que faire de la situation de la ville, ce qu'il veut, c'est se venger de son grand-frère parce qu'il... je vous laisse découvrir ça aussi. A cette raison principale, s'ajoutent les brimades et les taquineries que Lee, faible et cérébral, a du supporter de la part de Hank, athlétique et robuste, pendant son enfance.
Ce sont les deux grandes dynamiques du roman, mais nous avons un récit très dense, qui prend le temps de nous raconter moult détails, qui s'arrête à tour de rôle sur les personnages secondaires comme Henry, l'énergique et bourru patriarche, l'adorable cousin Joe Ben, Viv, la femme de Hank (qui aura un rôle dans la vengeance de Lee), les syndicalistes Jonathan Bailey Draeger et Floyd Evenwrite, Teddy le barman du bistrot local...

On est loin du style de roman typique de la Beat Generation (il parait tout de même que certaines pages ont été écrites sous l'influence de champignons hallucinogènes), des pérégrinations de Kerouac, par exemple. On penche plus vers le style d'un Mark Twain moderne, même si Ken Kesey déroute son lecteur en triplant très fréquemment le point de vue et en les alternant successivement. On peut en effet avoir un point de vue en narration normale, un autre en italiques et un troisième entre parenthèses, mais on l'on s'y retrouve toujours en faisant attention au contexte des phrases.

Qui dit densité, dit variation de tons: c'est ainsi que l'auteur peut se permettre d'imbriquer le grandiose (les descriptions de la nature ou de tortueux chemins métaphysiques), le technique (la découpe du bois et ses subtilités), le musical (références country et blues, le titre lui-même est tiré d'une chanson de Leadbelly, et même jazz avec une confrontation entre les deux frères, Hank défendant le jazz old school et Lee lui parlant de John Coltrane), le comique (les personnages secondaires à la Dickens, la fougue d'une narration débridée), le touchant (Joe Ben) et le tragique. Alors oui, il est difficile de ne pas trouver parfois quelques longueurs, mais elles finissent toujours par avoir un sens.

Permettez-moi de m'arrêter sur l'illustration de couverture. Réalisée par Blexbolex qui illustre entre autres albums pour la jeunesse et affiches promotionnelles pour des manifestations culturelles, elle peut être considérée comme très minimaliste, primaire, sans vouloir être péjoratif. Mais après tout elle est à l'image du roman, très colorée et elle attire davantage l'oeil que les couvertures sobres avec ou sans photos de l'auteur (en bandeau ou jaquette) de la plupart des éditeurs français. A noter, le petit transistor posé sur la bûche en bas à droite, simple accessoire banal qui gagnera en force symbolique.

Sur les couvertures originales, on peut compter sur Monsieur Toussaint Louverture qui avait déjà à son actif celle de Karoo (Steve Tesich) et d'Enig Marcheur (Russell Hobban) et sa triple jaquette, qui sont en passant aussi des traductions tardives (respectivement parus à l'origine en 1996 et 1980 pour être publiés en France en 2012). Toujours soignée et travaillée afin qu'une oeuvre un peu oubliée et inconnue du public français soit au pire remarquée ou au mieux s'impose comme incontournable.

Il serait presque criminel d'ignorer les 800 pages de Et quelquefois j'ai comme une grande idée, 800 pages épiques et pourtant à la fois drôles et profondément humaines.

-Parabole du failli, Lyonel Trouillot, Actes Sud, 20€.
-La Main de Joseph Castorp, João Ricardo Pedro, Viviane Hamy, 19€. Traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues.
-Et quelquefois j'ai comme une grande idée, Ken Kesey, Monsieur Toussaint Louverture, 24,50€. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Antoine Cazé.
30.Exil de Jakob Ejersbo.
29.Les Impostures du réel de Frédérick Tristan.
28.Vie et destin de Célestin Arepo de Jérôme Millon.
27.Les Disparus de Mapleton de Tom Perrotta.
26.La Lettre à Helga de Bergsveinn Birgisson.
25.L'extraordinaire voyage du Fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea de Romain Puértolas.
24.Hell de Yasutaka Tsutsui.
23.La Conjuration de Philippe Vasset.
22.Intermède de Owen Martell.
21.Uniques de Dominique Paravel.
20.Les Fuyants d'Arnaud Dudek.
19.Manuel El Negro de David Fauquemberg.
18.Parabole du failli de Lyonel Trouillot.
17.Courir sur la faille de Naomi Benaron.
16.La Main de Joseph Castorp de João Ricardo Pedro.
15.Bleu corbeau de Adriana Lisboa.
14.En mer de Toine Heijmans.
13.Volt d'Alan Heathcock.
12.La Saison de l'ombre de Léonora Miano.
11.La fabuleuse histoire du clan Kabakoff de Steve Stern.
10.Folles de Django d'Alexis Salatko.
9.Le Premier vrai mensonge de Marina Mander.
8.Les évaporés de Thomas B. Reverdy.
7.Arvida, Samuel Archibald.
6.La Cravate de Milena Michiko Flasar.
5.Faillir être flingué de Céline Minard.
4.La dépression de Foster de Jon Ferguson.
3.Sous la terre de Courtney Collins.
2.Un Monde beau, fou et cruel de Troy Blacklaws.
1.Et quelquefois j'ai comme une grande idée de Ken Kesey.

Aucun commentaire: