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dimanche 29 septembre 2013

Rentrée Littéraire 2013 - 6ème Partie: La Lettre à Helga (Bergsveinn Birgison), Hell (Yasutaka Tsutsui) & Faillir être flingué (Céline Minard)

Avant de vous parler des trois livres de cette sixième fournée, je vais revenir sur certains déjà chroniqués dans les précédentes parties. En premier lieu, le premier roman de Romain Puértolas bénéficie d'un succès un peu démesuré à mon goût. Il a des aspects divertissants, je peux en convenir, mais il n'est pas incontournable, ne vous laissez pas tenter par le "léger" à tout prix sous prétexte qu'il est reproché (parfois à tort) aux auteurs français d'écrire des livres déprimants. Enfin, je suis peut-être trop blasé pour apprécier d'avoir l'esprit vidé de mes soucis par une intrigue plate. Et pour ceux qui pense sincèrement que cette aventure de fakir est incontournable, chapeau, j'aimerais avoir le même naïveté.
Par contraste, La Saison de l'ombre de Léonora Miano semble complètement éclipsée. Moi qui lui accordait un prix, c'est plutôt compromis. Moix sur la liste du Goncourt... vous n'auriez pas pu faire la substitution? Bon heureusement qu'il est tout de même sur la liste du Fémina. Le Monde beau, fou et cruel de Blacklaws est aussi victime d'une injuste indifférence.


La Lettre à Helga (Titre original: Svar vid bréfi Helgu) de Bergsveinn Birgisson

Bjarni Gislason de Kolkustadir, 90 ans, écrit à la seule femme qu'il ait jamais aimée. Helga, femme avec qui il a eu une aventure et une fille. Elle lui a proposé dans un lointain passé de s'enfuir avec lui à Reykjavik, chose qu'il a refusé en partie à cause de sa femme Unnur, gravement malade. Il commence avec l'évocation de cet amour naissant, donnant à rebours raison à des ragots.

Mais ses pensées le mènent peu à peu autre part, et l'on comprend peu à peu que son refus est aussi lié à l'attachement à sa vie rurale, à la tradition islandaise. C'est donc une certaine peur de la modernité qui l'a poussé à ne pas vivre son amour autre part et à s'enterrer en un lieu de repères confortables, quitte à souffrir en silence.

A travers cet éleveur de brebis qui a sacrifié ses sentiments et sa confession plein de regrets et d'amertume, ressort l'attachement de l'auteur lui-même pour cette Islande ancestrale, rude et imprégnée de tradition orale qui s'est désagrégée au fil des décennies.

La Lettre à Helga ne me laissera pas un souvenir indélébile, non seulement parce qu'il est expédié en peu de temps mais aussi parce que ce portrait, parfois malsain, d'un homme qui perd les pédales reste plutôt anecdotique. La compassion que j'ai pu éprouvée en commençant le roman a laissé rapidement place à l'indifférence.

Hell (Titre original: Heru (Hell)) de Yasutaka Tsutsui:

Les éditions Wombat ont encore un catalogue qui tient sur une seule page. Leur collection principale, "Les Insensés", se spécialise surtout dans l'absurde anglo-saxon (Robert Benchley et Will Cuppy notamment), mais contient également des rééditions de Roland Topor (Mémoires d'un vieux con, Vaches noires et Taxi Blues). Une collection BD, "Les Iconoclastes", composée pour le moment de seulement deux titres (Tout s'allume de Gébé et L'Angoisse de la page blanche de Kamagurka) et une troisième consacrée au Japon, "Iwazaru". Cette dernière a été inaugurée par Boy de Takeshi Kitano, qui j'ai depuis un bon moment prévu de lire et chroniquer, couplé avec La vie en gris et rose (chez Picquier celui-ci). Mais l'honneur d'être le premier Wombat dans ces pages n'ira pas en faveur du réalisateur.

Je suis tenté de décrire Hell comme un délire à plusieurs voix. Le roman débute avec trois personnages: Nobutero, Yûzô et Takeshi. Un jeu d'enfant dans une cour d'école qui se termine avec une jambe cassée, celle de Takeshi. Alors que Nabutero semble être le personnage principal, les points de vue se multiplie très rapidement et l'on passe de l'un à l'autre sans ordre particulier.

L'un des points communs à une grande majorité des personnages est leur mort violente: agression par un gang de yakuzas, crash d'un avion, queue de poisson par un mari cocu. Mais alors qu'ils sont morts, ils se retrouvent tous dans cet Enfer au sens japonais du terme. Il ne s'agit pas de flammes éternelles entretenues par des diablotins, mais d'une autre réalité, très similaire à celle des vivants mais où le temps et l'espace ne règnent plus. Le découpage du roman retranscrit donc cet apparent désordre qui a sa propre logique.

Je vous confie avoir été un peu déçu par Hell. Le roman se lit très vite et n'est pas désagréable, mais malgré la notoriété de Yasutaka Tsutsui au Japon dans le domaine du fantastique, c'est le genre d'histoire un peu foutraque qui ne réussit pas à me convaincre. Il faut tout de même retenir ce mélange de tons, entre violence crue et légèreté métaphysique, qui confère à Hell la couleur d'une folie toute japonaise.

Faillir être flingué de Céline Minard

Je plaide coupable, là. Oui, Céline Minard et son western ont déjà bénéficié d'un sérieux coup de projecteur. Pour tout vous dire, je n'étais pas vraiment au courant avant que deux ou trois clients ne me demandent mon avis sur ce western écrit par une française. Après tout, je n'ai rien contre un peu d'aléatoire dans l'élaboration de cette série (c'était déjà le cas pour Folles de Django, que je ne prévoyais pas forcément mais que j'ai lu dans un cadre professionnel). Alors oui, j'ai été influencé par ce qu'on appelle un buzz autour de Faillir être flingué, chose que je répugne d'habitude (j'ai lu l'histoire du fakir, un peu avant d'en voir le succès pas trop mérité), mais j'avoue avoir été curieux de ce que pouvait donner un roman de genre écrit par une française en 2013.

Les premières dizaines de pages donnent le ton avec la présentation d'une petite foule de personnages dispersés dans ce Grand Ouest américain. Les premiers à apparaître sont les frères McPherson, Brad et Jefferson, accompagné de leur mère mourante, de Josh, le fils de Brad,  et... de cette petite chinoise mystérieuse Xiao Niu qu'ils ont pour ainsi dire ramassée sur leur passage. Puis nous avons un trio de mecs endurcis qui font la connaissance chacun de l'autre de façon litigieuse: Elie Coulter vole le cheval de Bird Boisverd avant de se le faire chiper par Zébulon, dit Zeb. Il y a aussi Gifford, l'un des personnages les plus attachants du roman, rongé par la culpabilité et errant sans but, jusqu'à frôler la mort. Qui lui sera épargnée par la fascinante indienne, Eau-qui-court-sur-la-plaine, shamane solitaire sans attaches mais alliée de confiance.

Pour déstabilisant que peuvent être le nombre d'individus peuplant le roman ainsi que l'absence marquée d'un personnage plus principal que les autres (on pourrait pourtant accorder ce rôle à Zeb, qui, ironiquement, n'est même pas mentionné sur la quatrième de couverture), la confusion du lecteur est vite dissipée. On finit non seulement par les distinguer grâce à leurs traits de caractère mais aussi par leur passé. Celine Minard nous les livre par petites touches, les circonstances dans lesquelles ils convergent tous vers une ville naissante, élément archétypal du western (le saloon et les prostituées sont là bien avant d'autres commerces). Seul Zeb reste un mystère jusqu'aux dernières pages. On croisera également, le pas très fréquentable Quibble, Arcadia Craig, la contrebassiste, Sally, la patronne du saloon, Orage-grondant, chef indien... 

J'ouvre une parenthèse préventive à l'attention de ceux qui ont mis Faillir être flingué dans leur PAL (dans un jargon de bloggers dont je refuse d'abuser, la Pile à Lire). Ce roman vaut les éloges que vous avez pu en entendre. J'en pense beaucoup de bien (2ème sur 15, ça en dit assez, non?) mais je souhaite parler de quelques petits trucs (spoilers inclus!!) qui pourraient paraître un poil négatifs et je ne veux influencer personne à ne pas lire ce roman. Donc, dans le doute, lisez-le sans lire la suite de mon article. Faites-vous votre propre idée et comparez la avec la mienne après coup. Parenthèse fermée. 

Les cent premières pages de Faillir être flingué m'ont accroché, j'étais en train de me dire que ce roman allait dérober la première place de mon classement à Troy Blacklaws et son Monde beau, fou et cruel. Toutes ces figures originales, surtout Gifford, Eau-qui-court-sur-la-plaine et surtout la petite Xiao Niu, m'intriguaient au plus haut point. Je sentais l'excitation de lire un chef-d'oeuvre qui me surprendrait, m'emporterait dans l'épique, celui qui ne vous laisse pas respirer plus de dix pages d'affilée. J'ai placé mes espérances un peu trop hautes... et donc été frustré par la partie centrale du roman. 

Ce que je reproche surtout à l'auteure c'est l'ambiance qui ressort lors du développement de la ville: tout se passe dans une bonhomie (je n'utiliserai pas l'adjectif "franchouillarde", c'est un terme trop péjoratif que le roman ne mérite pas) à contrecoup de ce que la première centaine de pages promettait. Toutes les discordes sont désamorcées, annulées et l'action semble du coup moins spectaculaire. Je ne demandais pas forcément de la violence et du sang éclaboussant les pages et mes lunettes (oui, moi bigleux), mais... quelque chose de plus.... de plus prenant. Ma déception réside aussi dans la disparition des personnages qui m'intriguaient le plus: j'aurais aimé voir un peu plus, par exemple, la shamane indienne et la petite chinoise (que l'on retrouve changée par l'adolescence) ou que Gifford soit plus exploité. Mais je reste indulgent. Vu le nombre de personnages, il a certainement été difficile de ne pas s'attarder sur certains d'entre eux (j'aimerais savoir si le manuscrit n'a pas été victime de coupes). L'essentiel, c'est que le roman retombe sur ses pattes en nous ayant fait croire qu'il tombait dans le convenu. Céline Minard nous offre tout de même de l'action et sait habilement préparer le lecteur à l'arrivée d'une menace extérieure qui feront tout de même des dernières pages une satisfaisante conclusion.

Mes petites critiques ne gâchent en rien les évidentes qualités de Faillir être flingué. Ma curiosité a été agréablement satisfaite. Céline Minard a seulement fait des choix dans la construction de son roman qui ne correspondaient pas forcément à ce que j'attendais. Ce qui reste après tout légitime, j'étais peut-être trop exigeant. D'autres romans méritent moins le temps que j'ai passé à les lire. Il a donc mérité sa place sur le podium et sa médaille d'argent, même si, attention, le classement reste temporaire.

-La Lettre à Helga, Bergsveinn Birgisson, Zulma, 16,50€. Traduit de l'islandais par Catherine Eyjolfsson.
-Hell, Yasutaka Tsutsui, Wombat, 17€. Traduit du japonais par Jean-Christian Bouvier.
-Faillir être flingué, Céline Minard, Rivages, 20€.

1ère Partie
2ème Partie
3ème Partie
4ème Partie
5ème Partie
7ème Partie
8ème Partie
9ème Partie
10ème Partie
11ème Partie

Classement provisoire:
18.Les Impostures du réel de Frédérick Tristan.
17.Les Disparus de Mapleton de Tom Perrotta.
16.La Lettre à Helga de Bergsveinn Birgisson.
15.L'extraordinaire voyage du Fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea de Romain Puértolas.
14.Hell de Yasutaka Tsutsui.
13.Intermède de Owen Martell.
12.Uniques de Dominique Paravel
11.Les Fuyants d'Arnaud Dudek.
10.Manuel El Negro de David Fauquemberg.
9.Courir sur la faille de Naomi Benaron.
8.En mer de Toine Heijmans.
7.Volt d'Alan Heathcock
6.La Saison de l'ombre de Léonora Miano.
5.Folles de Django d'Alexis Salatko
4.Le Premier vrai mensonge de Marina Mander.
3.La Cravate de Milena Michiko Flasar.
2.Faillir être flingué de Céline Minard.
1.Un Monde beau, fou et cruel de Troy Blacklaws.

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