Quelle meilleure façon de remercier l'auteure de m'avoir donner l'opportunité d'être une des toutes premières personnes à l'avoir lue que de faire le premier article 2013 du blog sur la suite de Quai des enfers? Il est une chose qu'on ne peut reprocher à Ingrid Astier, c'est celle de se reposer sur ses lauriers. Ce second roman dépayse s'il on est resté dans l'atmosphère brumeuse et gothique du premier. On retrouve bien les mêmes personnages, mais il y a eu du mouvement autant dans les galons que dans la situation géographique. Ainsi l'intrigue n'est plus exclusivement parisienne mais s'étale dans la proche banlieue. Une des bonnes idées d'Ingrid Astier c'est de ne pas nous avoir resservi une histoire de tueur en série mystérieux, mais d'avoir bifurquer sur un thème plus nerveux comme le grand banditisme et ses braqueurs. On entre ainsi dans un décor banlieusard où les petites frappes, beaucoup plus accessibles aux médias friands de sensationnel, n'ont pas leur place. Il n'est donc pas question de jeunes de banlieue prenant racine dans des halls d'immeubles.
C'est un trio d'orphelins d'origine espagnole qui est au centre de l'intrigue: l'aîné, Diego, braqueur écorché vif, Archibaldo, dit Archi, petit frère un peu apathique qui suit le mouvement et Adrianna, la petite dernière, trapeziste dans le cirque Moreno d'Aubervilliers. Le lecteur aura le plus accès à la personnalité de Diego, étant le seul bénéficiaire d'une narration à la première personne. Une immersion quasi totale, à laquelle l'auteure nous avait déjà habitués, dans les préoccupations premières du personnages, ses obsessions, ses habitudes. Surtout son attachement aux proches qu'il lui reste, l'indulgence envers Archi, pas tout à fait adulte, aux allures de grand adolescent et la profonde affection pour Adrianna, petit bout de femme ivre de liberté et d'une magie indécelable pour le plus grand nombre.
L'amorce du roman, c'est ce braquage d'un patron de PMU à la batte de base-ball, mis en place par Diego avec la complicité d'un malfrat expérimenté Sess Scylla. Avec l'aide d'un confrère d'Aubervilliers, Jo Desprez, Michel Duchesne et Marc Vilparisis vont s'attacher à inculper Scylla qui bien que discret par ses méthodes n'en est pas moins connu par son CV déjà bien fourni. Quid de Diego? Lui, c'est l'angle mort auquel se réfère le titre. Dans le jargon, l'angle mort, c'est l'élément primordial mais invisible dans une enquête. Diego, on le découvre assez vite, est dans le genre discret qui laisse peu de traces derrière lui.
Un des principaux personnages de Quai des enfers, Rémi le plongeur de la Fluviale réapparait aussi ponctuellement sans que son rôle soit à première vue primordiale. Mais le lecteur ronchon qui pensera que ses fresques sentimentales avec Lily sont un simple prétexte pour l'injecter dans l'histoire finira par s'avouer surpris par les méandres et les rebondissements préparés par Ingrid Astier.
Les amateurs de sensations fortes mais invraisemblables seront certainement déçus, Angle Mort prend autant le temps que son prédécesseur pour planter un décor, une atmosphère qui sont, il faut le rappeler, très différents. Les très nombreux détails ne nous sont pas livrés pour alourdir le texte, mais pour coller à une réalité, y être fidèle et accréditer le roman par son aspect documentaire. Cette densité n'empêche en rien les accélérations soudaines d'une action qui privilégie la vraisemblance aux frissons faciles. L'ambiance qui rappelait Simenon ou Vargas qui a attiré beaucoup de détracteurs pour Quai des Enfers laisse place à une brutalité banlieusarde dont l'auteure a su gommer la plupart des clichés au bénéfice de réalités ignorés par d'autres polars dit "sociaux".
Pour conclure, si vous avez aimé être piégés par la révélation du meurtrier dans Quai des Enfers, vous serez ravis de ne pas avoir vue la surprise finale d'Angle mort arriver. A l'instar de la fin du premier Saw, je ne croirai personne me disant le contraire.
Bon, ça fait pas très pro, mais vous aurez remarqué que la police vient de changer. Oui, j'assume c'est un copié/collé. Mais c'est pour la bonne cause, car j'ai le plaisir de vous annoncer que pour la seconde partie de l'article, l'auteure a accepter de répondre à quelques-unes de mes questions.
1) Tout d'abord peux-tu nous dire ce qui s'est passé pendant le temps écoulé entre Quai des Enfers* et l'achèvement d'Angle Mort* ?
J’ai abordé le
terrain d’Angle mort immédiatement
après la remise de Quai des enfers
aux Éditions Gallimard. Avec un désir : bâtir une histoire autour du
cirque et du grand banditisme. J’avais envie d’explorer la part sauvage, instinctive
de l’homme, ses télescopages avec la ville. J’avais pleinement conscience qu’il
me faudrait du temps.
Trois ans
séparent Angle mort de Quai des enfers. Ce fut suffisamment
long pour douter, méditer, aiguiser l’intrigue. Je voulais une belle mécanique,
un rythme particulier, va-et-vient entre un récit à la première personne de
Diego, le braqueur, et un récit à la troisième personne qui déroule l’enquête
autour d’un braquage à la batte de base-ball qui tourne mal.
Par cette entrée
en l’imaginaire qu’est l’écriture, je savais partir en croisière. Mais jamais
je n’aurais pensé que je me lançais dans un tour du monde. Au sens
métaphorique, bien sûr. Jamais un livre ne m’aura demandé un tel travail de
préparation. Le grand banditisme est un thème complexe. Plus je creusais les
layons de l’écriture, plus le sol se dérobait. Il a fallu un travail considérable
de fondations pour affiner les effets de réel, notamment en balistique.
À tout moment,
je voulais que le lecteur soit dans la peau des personnages, au plus près de
leur état d’esprit et de leurs réflexes. Qu’il sente avec Diego, le braqueur,
ses doigts déloger la trappe d’un Colt Diamondback à coups de marteau en nerf
de bœuf. Qu’il sente avec Adriana, sa sœur trapéziste, la façon dont elle
ajuste une deuxième paire de collants sur ses jambes, pour se protéger des
bleus et des frottements. Toute cette gestuelle, infime et intime, qui fait
vraiment partie de l’univers du roman, qui est son territoire au sens fort. Là où
le documentaire, justement, couperait…
Pour la
trapéziste du roman, par exemple, je me suis inspirée du travail d’Ariadna
Gilabert Corominas, une Espagnole rencontrée au cirque Romanès. Son
tempérament, comme son travail, m’ont impressionnée. Dès le premier abord, je
sais si quelqu’un saura m’inspirer, me projeter dans le désir de bâtir un
personnage. Au Festival Mondial du Cirque
de Demain, j’ai repéré une deuxième trapéziste, allemande, Lisa Rinne. Elle
m’a beaucoup appris, et marquée par son numéro où elle introduit une échelle
souple. Une troisième, suédoise, Uuve Jansson, a prêté certains traits au
personnage, par sa grâce et son air d’oiseau perché sur une branche. Il
faudrait encore ajouter Rose Gold et Andrée Jan, des trapézistes célèbres des
années cinquante, dont j’aime l’esthétique, et la trapéziste du cirque Diana
Moreno.
Au final, c’est
l’imaginaire qui apporte les fils décisifs. Mais sans ce travail de terrain,
mes personnages manqueraient de chair. Je n’ai pas envie de m’amuser avec des
marionnettes. D’une certaine façon, j’attends de donner vie à mes personnages.
Il faut qu’ils gagnent cette présence en moi, conquérante et obsessionnelle,
par la porosité. Alors, le personnage peut toucher et faire rêver.
2) Comment ton premier roman avait-t-il été
accueilli ? Peux-tu nous parler de tes projets parallèles, etc. ?
Quai des enfers a connu une
belle vie. Il a reçu quatre prix, dont le Prix Paul Féval de la Société des
Gens de Lettres, qui montre sa veine populaire. Il va sortir en Italie et au
Mexique. Pour un premier roman, ce fut un sort magnifique. Ce qui m’a sans
doute le plus touchée, c’est quand les lecteurs m’ont dit qu’ils ne voyaient
plus la Seine de la même façon. Je crois en ce rôle de la littérature, de faire
voir autrement.
J’ai eu très peu
de projets parallèles, je vivais dans l’obsession totale, fiévreuse et
tyrannique d’Angle mort — excepté la
publication de deux nouvelles, « Lô »,* et « Neiges
éternelles », dans le recueil collectif Paris Jour* chez Parigramme. Je n’ai su résister au sujet, au cœur de mon travail —
Paris. Cette nouvelle m’a servi de laboratoire, pour expérimenter l’écriture à
la première personne. Je sentais que je rêvais de cette proximité sacrée avec
le lecteur, par le biais de la première personne. De cette voix-confidence d’un
homme proche des grands fauves… En fait, je revenais à mes débuts, à mon goût
des personnages en rupture, fortement intériorisés, comme dans « Face à
Faces »*, ma première publication au Mercure de France, en 1999, pour le Prix du
Jeune Écrivain.
3) Quelles genres de recherches as-tu effectuées pour
l'écriture d'Angle Mort ? As-tu rencontré des difficultés ?
L’écriture est
faite de difficultés exquises et d’extases violemment addictives. Je débute
toujours par une phase livresque, ogresque. Pour Angle mort, j’avais acheté tous les livres sur les armes qui me
tombaient sous la main, et des piles et des piles de livres sur le cirque à la
librairie éphémère du Festival Mondial du
Cirque de Demain.
Je cultive alors
tout autant le savoir que la rêverie. Si je cesse de rêver sur mes sujets, je perds
le désir d’écrire. Ce sont de petits détails qui alimentent cette rêverie — un
marque-page Rita la Girafe, d’anciennes photographies de dompteurs, des articles
du Cirque dans l’univers… La phase de
terrain prend ensuite le relais, doublée de centaines de photographies, quand
je suis sûre de mes bases.
Je voulais
garder une partie de mes personnages (de la brigade criminelle et de la
Fluviale), et me renouveler. Le banditisme était le sujet rêvé pour justifier
de passer le périphérique. On ne peut raisonner aujourd’hui le banditisme
uniquement à l’échelle de Paris. Il me fallait trouver une banlieue au
potentiel romanesque fort. C’était Aubervilliers, découverte grâce au Théâtre
équestre Zingaro de Bartabas.
Avec un
policier, nous avons regardé une carte de Paris et de sa proche banlieue, et
discuté de la criminalité. Aubervilliers rayonnait : tout y était. La
proximité immédiate avec Paris, son caractère « giboyeux », et son
sens inouï du pittoresque. Je me suis prise de passion pour Aubervilliers et
ses ambiances, d’où ces scènes de bars de nuit, de poulet grillé par les
Haïtiens sous l’autoroute, d’hacienda de Diego en plein centre qui ramène au
western… Il m’a aussi fallu apprendre à tirer avec les armes de la police et au
fusil d’assaut, pour ne jamais plaquer un savoir sur les personnages, mais les
travailler toujours de l’intérieur. Avec mon vélo, j’ai sillonné Aubervilliers,
de jour comme de nuit, rencontré un historien de la ville qui m’a initiée à la
face cachée de cette banlieue, suivi la BAC pour m’imprégner… Ce fut long,
risqué, obsessionnel, audacieux — mais le romanesque est à ce prix, non ?
4) Considères-tu le passage d'une histoire de serial killer à celle de braqueurs comme
une prise de risque ou une évolution naturelle de ton parcours ?
Comme les deux,
sans doute. Je n’aime pas me reposer et j’ai, profondément, le goût du risque.
Il me fallait un dépaysement. Si Quai des
enfers et Angle mort sont frères,
ils ne sont pas jumeaux. Le style d’Angle
mort est plus nerveux et, étrangement, plus romantique. Angle mort est tout autant un roman
d’action, avec ses courses-poursuites, ses flingages, ses virées nocturnes,
qu’un roman d’amour. C’est ce que j’ai écrit de plus personnel — non au sens de
l’autofiction, mais au sens où je n’ai pas eu peur de mon imaginaire. Tout en
moi était engagé dans le processus d’écriture, d’une façon fiévreuse,
déraisonnée. J’ai eu la liberté de piocher où je voulais, sans frein. Quand
j’ai écrit le dernier paragraphe d’Angle
mort, j’ai pleuré : je n’imaginais pas me réveiller le lendemain sans
retrouver mes personnages. J’avais l’impression que l’on me demandait de
regagner la terre ferme, alors que je ne rêvais que de nager en pleine mer.
5) Déjà des idées pour un troisième roman ?
Bien sûr. Tout
mon travail repose sur la maturation lente. Et je ne peux vivre longtemps sans
le refuge dans l’imaginaire. Ce sera le dernier volet de la Trilogie du Fleuve.
Un énorme merci à Ingrid Astier pour sa participation.
*
Quai des enfers, Gallimard, Folio
Policier, 8,10 €.
*
Angle mort, Gallimard, 19,90 €.
*
« Lô » dans Douze chercheurs en
quête d’auteurs, Nouvelles Éditions Loubatières, 16,24 €.
*
Paris Jour, Parigramme, 12 €.
*
« Face-à-faces » dans La
Descente des oies sauvages sur le sable, Mercure de France, 15,24 €.
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