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jeudi 30 août 2012

Ciseaux de Stéphane Michaka


J'ai eu l'occasion lors de mon parcours universitaire, il y a plus d'une dizaine d'années, d'étudier quelques nouvelles de Raymond Carver. Cette première approche fut troublante. Je ne saisissais pas l'intérêt, le sens qu'elles étaient censées porter. Tout ce non-dit, ce minimalisme à outrance était à mes yeux hermétique. Mais au fil des explications éclairées de ma prof, je m'était pris au jeu et m'était lancé dans la lecture d'un recueil (je ne me rappelle plus lequel). J'étais même allé jusque proposer un devoir sur une nouvelle où un frigo tombe en panne ("Conservation"), quitte a affabuler une analyse tirée par les cheveux. En lisant "Ciseaux" je me suis rendu compte d'une chose primordiale: il est possible que tout soit un malentendu.

Je ne connaissais rien de la relation entre Carver et son éditeur, Gordon Lish (la prof en avait-elle parlé, même brièvement? m'en souviens pas). Toujours est-il que les nouvelles que j'ai lues n'étaient pas vraiment du Carver. La couverture que Fayard a choisie est une authentique aperçu de la métamorphose du texte que Carver proposait à l'origine et que Lish tronquait sans vergogne. D'où le surnom de Ciseaux attribué à l'alter-ego romanesque de Gordon, Douglas.

Alors que les éditions de l'Olivier est sur le point de terminer la publication intégrale de ses nouvelles, Stéphane Michaka, au lieu de s'être lancé dans une énième biographie, a préféré proposer une version romanesque mais très documentée de ce que fut la vie personnelle et publique de Carver. Il est question de ses problèmes d'alcool, de son premier mariage douloureux, proche du malsain, et, donc, de sa carrière d'écrivain étroitement liée à Gordon Lish.

C'est un compromis qui est au coeur du roman. Le seul éditeur susceptible de publier les nouvelles de Raymond ne le fait qu'à la condition de prendre certaines libertés créatives. Et même s'il n'en sort pas indemne, l'auteur accepte la dénaturation systématique de son oeuvre. La première réaction d'un lecteur idéaliste est de ranger immédiatement Gordon/Douglas dans la case des enfoirés. Ce n'est pourtant pas un mauvais bougre. Comme le roman se découpe en plusieurs points de vue, le sien nous est livré de telle façon qu'on ne peut pas lui reprocher son cynisme. Il se montre même hilarant à certains moments (la scène où son fils ne veut pas se coucher est une pépite). Nous le retrouvons fréquemment en train de s'adresser à des élèves de creative writing, se justifier de sa réécriture pour le bien de tout le monde le tout en adéquation avec sa forte personnalité.

Raymond de son côté s'efface presque au travers des nouvelles qui ponctuent le roman, de ses supplications vis-à-vis de Douglas et de sa confusion (autre effet comique) à propos des nouvelles retravaillées qui lui reviennent telles des cadeaux empoisonnés (même les titres et le nom de ses personnages sont souvent changés). Les points de vue des première (Maryann/Marianne) et seconde (Joanne/Tess) femmes de Carver apportent aussi d'autres perspectives, d'autres niveaux de lecture.

Plus qu'un exercice de style, les quatre nouvelles intégrées ne sont pas des pastiches de l'auteur du style de Carver. Quand je dis qu'elles "intègrent" le roman, elles le font de façon totalement contrôlées, elles sont la matière sur laquelle Douglas se casse la tête (du moins les trois premières qui sont attribuées au personnage de Raymond, la dernière, en forme d'hommage, étant de la plume de Joanne, alias Tess Gallagher), le matériau sur lequel repose toute la réflexion sur l'écriture. Elles savent garder leur indépendance (Stéphane Michaka est très attaché à cette forme de fiction) mais leur interaction avec le reste du roman est essentielle.

Ciseaux se situe donc entre biographie romancée et le roman, non pas expérimental, mais protéiforme. Il jette une lumière douce-amère sur l'exercice de l'écriture et les difficultés formelles et éditoriales qu'elle implique. Sur un plan plus personnel, comme je l'expliquais au début, Ciseaux est la révélation d'un malentendu envers Carver. Sans être obligé de lire toute son oeuvre ou une biographie approfondie, ce survol a recadré certaines idées reçues, certains aspects extra-littéraires qui  font pourtant partie intégrante du succès d'un auteur.

Petit bonus une interview de l'auteur réalisée par Xavier Thomann pour BibliObs:
et une autre (video) de la librairie Mollat:

Ciseaux,  Stéphane Michaka, Fayard, 19€.

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