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mardi 22 mai 2012

Los Angeles Noir (Anthologie)

Vous connaissez le groupe de rock Girls Against Boys? Moi non plus. Tout ce que j’en sais c’est que le bassiste s’appelle Johnny Temple. A défaut de considérations musicales, je peux vous dire que le Johnny a eu une bonne idée. Vous connaissez les éditions Akashic? Je n’en connaissais strictement rien jusqu’à ces dernières semaines. Vous vous souvenez de Johnny Temple (voir cinq lignes plus haut)? Ouais le bassiste de Girls Against Boys (dont je ne sais pas plus qu’il y a sept lignes)? Johnny Temple est le créateur des éditions Akashic, dont il est difficile, pour le public français, de savoir quoi que soit puisqu’il s’agit d’un éditeur indépendant (très indépendant) de Brooklyn (il faut donc être très infiltré dans le monde du livre) qui se spécialise dans la littérature "urbaine" mais pas que. En général, Temple s’intéresse à ce qui n’est pas mainstream.

Sans m’attarder plus, la raison première et primordiale de cet article se trouve être la bonne idée de Johnny Temple (vous m’avez suivi jusqu’ici?). En 2004 parait Brooklyn Noir, une anthologie de 20 nouvelles inédites chacune ayant pour cadre un coin du dit quartier. En 8 ans, ce schéma a été répété quelques dizaines de fois déjà. En effet, le succès aidant, la série “Noir”, s’est étendue tout d’abord aux États-Unis (Los Angeles, Chicago, Baltimore) puis a pris une dimension internationale (Paris, Londres, Rome, Barcelone, Copenhague, Dehli et la liste s’allonge encore...). Dernière particularité, chaque anthologie s’est vue attitrée un directeur différent et connaisseur  du genre (Tim McLoughlin pour Brooklyn, Paco Ignacio Taibo II pour Mexico, Aurélien Masson pour Paris etc).

Tout cette alléchante masse de nouvelles a heureusement trouvé preneur pour son adaptation progressive en français. Et on doit tout ça à une jeune maison parisienne appelée Asphalte, dont la ligne éditoriale est très similaire à Akashic. Créée en 2009, sa première salve a été tirée en mai 2010. Mais ce qui nous intéresse c’est surtout la publication de Paris Noir (j’aurai l’occasion d’en parler ultérieurement, ne vous inquiétez pas) en juin de la même année, puisqu’elle inaugure cette série si intéressante. A l’heure où j’écris ça, sept titres ont déjà paru et un huitième est prévu très prochainement. C’est à l’occasion de la sortie de trois de ces titres en "Folio Policier" que je me propose d’amorcer une série d’articles qui s’annonce longue.

Je commence donc avec Los Angeles Noir dirigée par Denise Hamilton.  L’introduction de l'anthologiste (qui, tout comme l’organisation des nouvelles en grandes parties structurées, appartient au schéma décliné à chaque titre), insiste surtout sur ce Los Angeles ancrée dans sa grande tradition cinématographique et Denise Hamilton s’étonne que son anthologie soit une première au vu des fantômes qui hantent la ville (Raymond Chandler et James M. Cain entre autres). Détail important, un plan (grossier mais suffisant, on va pas chipoter) de la ville est crédité à Aurélie Veyron-Churlet, un nom qui sonne si français que je me demande si ce plan et les autres dessinés dans les autres tomes de la série ne sont pas exclusivement destinés aux lecteurs français (ils sont déjà présents dans les versions Asphalte mais je n'ai pas eu l'occasion de voir si c'est le cas pour les versions originales. Peut-être ont-elles un ou plusieurs autres cartographes?)

Entrons dans le vif du sujet. Les quatre premières histoires sont regroupées sous le titre “Flics et voleurs” et c’est Michael Connelly, pas moins, qui démarre sous les chapeaux de roue avec une ballade sur Mulholland Drive (“Mulholland Dive”, le titre, n’est pas une coquille mais un jeu de mot) et ses fameux accidents, la vitesse y étant plus que tentatrice. Pas de Harry Bosch mais plutôt un Clewiston, spécialiste des reconstitution d’accidents, justement. Un aperçu des techniques dans ce domaine qui n’ennuie pas mais où le lecteur se demande que peut bien faire cette histoire dans la rubrique “Flics et voleurs”. Jusqu’à ce que...
Le “Numéro 19” est celui qui est attribué à une employée d’un spa dans le quartier de Koreatown. Ann économise sur son salaire et ses pourboires de serveuse pour s’octroyer de temps en temps un revigorant massage. Elle s’inquiètera un peu trop des conditions de travail de Numéro 19.
On descend quelques kilomètres vers le sud en direction de Leimert Park où Emory Holmes II nous attend avec quelque chose de plus musclé. Entre trafic de drogue et références musicales old school (une référence à Coltrane dès le début, double thumbs up!), “Une époque dangereuse” est une version moderne de blaxploitation intelligente et bien construite.
L’anthologiste herself met la main à la pâte avec “Minuit dans Silicon Alley”, détour par San Marino. Russell Chen a réussi dans l’industrie informatique. Marié, deux filles et le luxe d’une maîtresse avec qui il a un fils illégitime, et surtout un gros contrat qui pourrait assurer définitivement le bien-être de tout ce petit monde. Tout s'écroule quand il se fait braquer et enlever par une bande ultra organisée.

La deuxième partie thématique du recueil, intitulée "Holywoodlandia", ne laisse aucun doute sur son contenu. Dans "La Méthode" de Janet Fitch, Holly est veut devenir actrice mais doit se contenter d'un minable emploi de serveuse. Elle fait connaissance avec un client, Richard qui l'embringue dans une combine impliquant une actrice déchue, Mariah McKay.Va-t-elle se laisser manipuler?
Minerva, quant à elle, est coach pour acteurs et jouit d'une très bonne réputation à Beverly Hills ("90210 Morocco Junction" de Patt Morrison). Dans ce petit monde huppé et fermé, sa meilleure source d'information, ce sont les femmes de ménage qu'elle accompagne chaque matin à leur travail. Une vague de cambriolages touche une de ses proches amies, qui est retrouvée morte très peu après. La cause de sa mort se révélera plus subtile qu'il n'y parait.
Christopher Rice, fils d'Anne Rice, excusez du peu, place son histoire à West Hollywood, toujours dans le milieu des acteurs. Ben en est un, il a "Passé la trentaine" (le titre, habilement placé) et n'a pas décroché de rôle depuis un an. En rentrant chez lui où l'attend son petit-ami, une mauvaise surprise l'attend. Il suspecte Ron de le tromper. Cela aurait été préférable.
La dernière histoire de ce quatuor prend un peu à contre pied le fil rouge. En effet, Héctor Tobar  préfère donner la vedette non à un acteur mais à un ado, Danny Cruz, ce "Lazare à Hollywood" qui échappe à la mort malgré une balle dans la tête. Et ce n'est que le début. Je découvre l'auteur et cette nouvelle douce-amère (finir avec une note positive est rare dans ce recueil) et ironique me donne un aperçu prometteur de ce que pourra donner Printemps barbare, roman à paraître chez Belfond à la rentrée littéraire prochaine.

On commence la troisième partie intitulée “A l’est de la Cienega” avec  Susan Straight et “Le Golden Gopher”. On apprend que ce bar doit déjà avoir des habitués puisqu’il est un lieu clé de trois romans de l’auteur. Je ne pourrai vous dire si FX Antoine, la narratrice, ou les autres personnages de la nouvelle y font déjà leur apparition. Fantine Xaviérine (les prénoms de ses frères et soeurs sont du même acabit) est montée sur Los Angeles et a laissé sa famille cultiver les oranges à Rio Seco. La mort de sa soeur Glorette remue en elle des souvenirs aussi nostalgiques que douloureux.
On fait moins dans l'introspection avec le personnage de Jim Pascoe, dans "La Clochette", qui ne semble pas avoir de très bonnes intentions lors de son rencart. Quand la femme arrive, elle lui raconte qu'elle a renversé quelqu'un près de Los Angeles River. La suite s'enchaîne très vite, un peu trop vite. De bons rebondissements, mais j'ai senti que la nouvelle aurait pu être moins précipitée.
Des choses également inattendues, mais plus réalistes, se présentent au scénariste dans le creux de la vague de "City of Commerce" (Neal Pollack). Pour fêter le rendez-vous que son agent lui a dégoté pour le lendemain, il va tenter sa chance au poker. Elle lui sourit modestement mais il ne va pas plumer la bonne personne.
Lienna Silver, elle-même d’origine russe raconte “La Partie de pêche d’Ivan D.” et de son ami Grigori Petrovitch. Une escapade entre vieux amis qui s’annonce agréable malgré le vol de leur bière fraiche. Ils enchaînent avec une partie d’échecs, pas dangereuse en soi, mais qui restera inachevée. C’est une histoire simple avec des personnages attachants.
“Roger Crumbler” (de Gary Phillips) l’est beaucoup moins, puisque le jour de ses cinquante ans voit la phase finale d’une escroquerie qu’il a concoctée avec sa maîtresse. Contrairement à Hannibal Smith, Roger se serait bien contenté d’un plan sans accroc.


Alors que les trois premiers quarts du recueil concentraient leurs nouvelles au coeur (majoritairement au nord) de la ville, le dernier (“La Gold Coast”) s’excentre vers la côte ouest et le sud. Tate est employé au bar le Burberry’s (“Celle qui avait embrassé Columbo” de Scott Phillips). Tout excité par l’appel de Cherie, une collègue qui lui demande de venir chez elle, à Pacific Palisades, pour un “service”, il accepte malgré la distance. C’est pas tous les jours qu’il peut avoir une ouverture avec cette ancienne actrice que tous les mâles se disputent. Il obtiendra ce qu’il veut avant de déchanter brutalement.
Brian Ascalon Roley ne nous éloigne pas trop puisque “Liens du sang” se situe à Mar Vista. Il reprend les personnages de son roman American Son (publié en France par Christian Bourgois en 2006) où Tomas, métis américano-philippin, s’embarque dans l’engrenage de la violence. Ici, il semble s’être assagi. Mais lorsque sa cousine Veronica lui parle de son fils handicapé, implacablement harcelé par ses camarades de classe, il improvise une vengeance sans se donner le temps de la réflexion.
Yancy est au plus bas (géographiquement et moralement) dans “When The Ship Comes In” de Robert Ferrigno. Cette promenade sur Long Beach n’est apparemment pas synonyme de détente. Par contre ce qu'il l'y a mené, si... on oscille entre quelques souvenirs d’enfance de Yancy et les flashbacks, plus récents de ce qui vient de se passer. Le résultat pourrait s’approcher d’un Camus écrivant Pulp Fiction. Ou d'un Tarantino écrivant L'Etranger.
C'est Diana Wagman qui a l'honneur de clore Los Angeles Noir, avec "Apparences" et Gabriel, dit Gab', trente-trois ans, qui vient de perdre sa mère. Un adulte qui pense et agit comme un adolescent, drague sa voisine d'en face et met sans le savoir les pieds dans un cauchemar à cause d'un petit job proposé par un ami. On finit avec deux nouvelles coup de poing et je ne vais pas m'en plaindre.

Comme vous avez pu le constater, le concept instauré par Johnny Temple fonctionne à la perfection. Et les choix de l'anthologiste Denise Hamilton permettent d'appréhender la complexité non seulement d'une ville mais aussi des différentes écritures. On perçoit autant la diversité sociale des personnages que les affinités stylistiques des auteurs (dont certains se sont aussi illustrés dans bien d'autres domaines que la littérature policière). Je n'irai pas jusqu'à "partir à L.A. pour vérifier par [moi]-même si ce que [je viens] de lire est de la fiction ou la réalité" (je reprend ici la citation de Marc Fernandez, figurant sur le quatrième de la version Folio, pour me faire pardonner des créateurs de la revue Alibi. Voir ma chronique sur Crimes et Châtiments n°1), cependant Los Angeles Noir vaut bien mieux qu'un cours de géographie.

Je ne regrette pas d'investir mon temps et mon argent dans cette série prometteuse et peux d'ors et déjà annoncer les chroniques prochaines de Londres Noir et Paris Noir. Je vous rassure, elles seront forcément plus courtes que celle-ci. Je tenais vraiment présenter le concept d'origine autant que donner un coup de chapeau à Asphalte pour l'offrir au lecteur français et ne considère pas superflue ma longue introduction.

Los Angeles Noir (dir. Denise Hamilton), Asphalte, 22,30€/Folio Policier, 8,10€. Traduction de l'américain par Patricia Barbe-Girault (I et II) et Adelina Zdebska (III et IV).

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