Lukastik s'était décidé pour une Ford Mustang, et de même qu'on peut discuter des couleurs, on pouvait évidemment penser qu'une voiture de ce genre poussait l'inspecteur principal du côté de la caricature. Toujours est-il que Lukastik ne l'avait pas achetée à un souteneur, encore moins à un truand, car il s'agissait de l'héritage d'un happening artistique, au cours duquel on aurait dû faire exploser en même moment et dans dix villes du monde dix Ford Mustang dorées parfaitement identiques. Mais le 11-septembre s'en était mêlé, et le monde avait été envahi d'une piété qui, comme de juste, s'était épuisée dans le symbolique. Or on ne pouvait guère trouver plus symbolique que l'art, et à plus forte raison dix voitures dorées d'origine américaine. Le happening avait donc été repoussé avant d'être supprimé sans recours puisque la piété refusait de se calmer. Dès lors dix Mustang dorées, rescapées de la destruction par l'art, s'étaient soudain retrouvées en quête de nouveaux propriétaires. A Hong-Kong, Tokyo, Buenos Aires et ailleurs. Au lieu de vanter comme il se devait la dimension artistique de ces objets, on la passa sous silence et on les vendit par l'intermédiaire du circuit des voitures d'occasion. Lukastik ne sut que plus tard que sa Ford Mustang avait été promise au dynamitage. Quand il eut prit connaissance de ce fait, pendant deux ou trois semaines il éprouva en conduisant un léger malaise, comme s'il était assis sur le fantôme d'une bombe.
Requins d'eau douce, Heinrich Steinfest, Carnets Nord. Traduction de l'allemand (Autriche) par Corinna Gepner.
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