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dimanche 8 mai 2011

Blues d'Alain Gerber

Il m'a été inutile de me renseigner outre mesure pour savoir qu'Alain Gerber sait beaucoup de choses sur le jazz. Tout juste si j'ai écouté une de ses émissions à la radio en intégralité. Je le regrette beaucoup. J'ai du tomber une fois sur un de ses envoûtants monologues à un moment où le jazz ne m'intéressait pas. Cependant j'ai immédiatement apprécié sa façon unique de raconter une vie, une époque. Je le savais spécialiste du jazz avant de le savoir romancier. Son livre sur Billie Holiday (Lady Day: Histoires d'amour, 2005, Fayard), que je n'ai toujours pas eu l'occasion de lire, me semble être indispensable dans le genre. Donc, vous avez compris, j'étale ma quasi ignorance des travaux de ce monsieur, ne me basant que sur sa réputation. Beaucoup d'amateurs ne la contrediront pas, me trompe-je?
Ce roman publié en 2009, avec pour titre un seul mot mais épais de 650 pages, est une longue chronique du Sud des Etats-Unis post abolition. Racontée par le biais de trois voix principales, elle débute toutefois sur des pages assez cryptiques et hallucinatoires qui déroutent et le lecteur espère que le roman ne continuera pas avec une prose si difficile. Il apprendra plus loin que ce sont les divagations d'Aloysius, un esclave de la plantation Devereaux qui a perdu la boule.

Heureusement, donc, le style devient beaucoup plus accessible avec la première intervention de Nehemia. Le temps de la narration se situe après la fin de la guerre, mais cela n'empêche pas les retours en arrière. Nehemiah a remplacé Aloysius au statut d'homme de confiance auprès de "Maître Luc", le propriétaire et cette position lui a permis de s'éduquer en autodidacte. C'est lui que les autres esclaves écoutent lors de certains rassemblements nocturnes. Après la Guerre de Sécession, Luc Devereaux a perdu une bonne partie de sa main d'oeuvre et surtout son fils Jean, exécuté par les Yankees. Nehemia reste cependant à son service quitte à être utilisé avec condescendance comme singe savant auprès de voisins aussi déchus que son maître. Car Nehemia est cultivé et a appris la musique dont son ami Silas lui a donné le goût. C'est une distraction qui offre à Devereaux une place prestigieuse en plus de sa contribution aux Chevaliers du Blanc Camélia, société aussi secrète et tout aussi puante que le Ku Klux Klan. Les Chevaliers tolèrent à peine Nehemia et si ce n'était la "protection" de Devereaux, ils se feraient un plaisir de le lyncher. L'hésitation n'est donc plus une option quand celui-ci assassassine son maître, il doit fuir.

C'est aussi Nehemia qui sert de trait d'union entre le couple formé par les deux autres voix principales du roman, Cassie et Silas. Il écrit pour Cassie et lui lit les réponses que lui envoie Silas, parti pour d'autres horizons grâce à une abolitionniste qui agit dans la clandestinité. Enrôlé pour un moment par l'armée du Nord, Silas finira par errer dans ce Sud si violent à la recherche de Cassie et de Loretta, fruit des abus de "Mastah Jean", mais qu'il considère comme sa fille. Le contact est rompu après la disparition de Nehemiah et Cassie se résigne aussi à partir sur les routes avec Loretta.

Ils racontent tous les trois leur parcours avec leurs propre mots. Réflétant une époque que les livres d'histoire continuent à colorer joyeusement mais qui n'a rien changé en profondeur pour la condition noire américaine, ces trois discours qu'Alain Gerber s'est appliqué à tisser sont syntaxiquement différents (vous remarquerez notamment la double négation...) et furieusement crédibles.

Dans un monde cruellement contraire à leur espoirs, ils rencontreront toutefois d'autres personnages sympathiques, dont la compagnie sera souvent, hélas, compromise par de tristes circonstances. Gator Sam, chasseur excentrique et bagarreur, divertira Nehemiah pendant quelques mois bienheureux dans la chaleur de Louisianne. Jeb et Silas formeront une paire d'associés, camaraderie cimentée par des notes d'harmonica. Cassie et Loretta seront hébergées par le modeste Fred McPhee dont la lucidité se détériorera, victime de l'alcool.

Alain Gerber a choisi un titre poétiquement sobre. Un mot de cinq lettres qui condense à lui seul une condition, une douleur, une musique. Résignée, réaliste dans ses paroles réinventées le long des routes, cette musique s'inspire des joies et des malheurs mais aussi de superstitions (grigris, mojos, Diable tentateur, sujets d'ouvrages que l'on peut dénicher à la librairie l'Antre-Monde, 142 rue du Chemin-Vert, métro Père-Lachaise) et de personnages devenus légendes folkloriques (l'insertion de John Henry dans le roman en est le parfait exemple et l'on est en droit de se demander si d'autres épisodes n'ont pas également des origines véridiques).

Blues est un long roman qui se lit plus rapidement qu'il n'y paraît, effet certainement du à l'empathie que le lecteur éprouve envers les protagonistes et leur monologue. Alain Gerber a réussi à transposer en roman une musique, antérieure à toute technologie d'enregistrement, où chaque intervention débute par ces mots si typiques, associés instinctivement au blues au fil des générations: "Je me suis levé ce matin" (en français dans le texte).


Blues, Alain Gerber, Fayard, 25€.

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