J'ai fait, avec beaucoup de plaisir, mes premiers pas dans l'écriture de Jérôme Noirez grâce à Griffe d'Encre et sa publication du recueil de nouvelles
Le Diapason des mots et des misères. "L'Abattoir aux marmots", nouvelle qui figure dans l'anthologie
Aube et Crépuscule (Griffe d'Encre également) et
Leçons du monde fluctuant (chez J'ai Lu; dont je n'ai malheureusement pas fait de chronique malgré sa qualité) n'ont pas émoussé mon enthousiasme. Un auteur aussi original ne se découvre pas tous les jours. En faisant un petit tour à la médiathèque parisienne Port-Royal, rebaptisée Rainer Maria Rilke, avec son remarquable fonds SF/Fantasy/Fantastique, j'ai constaté le bon boulot des responsables en voyant
Le Diapason des mots et des misères présent en rayon (Griffe d'Encre y est bien représenté d'ailleurs, tout comme à la librairie L'Antre-Monde, 142 rue du Chemin-Vert, métro Père-Lachaise). En apercevant la trilogie
Féerie pour les ténèbres étiquetée Fantasy, j'ai un peu hésité. J'aurais eu tort de ne me fier qu'au genre. Quand Jérôme Noirez s'illustre dans la Fantasy, il ne faut pas s'attendre à de la Fantasy typique. Bon d'accord, l'éditeur a choisi une illustration de couverture tout à fait en adéquation avec le genre et il y a le fameux plan cartographique en début d'ouvrage, avec ses noms aux sonorités dépaysantes, ses petites montagnes etc. Mais cette carte sera pertinemment exploitée à mesure que s'étoffera l'univers de l'auteur.
Tous ces traditionnels comtés, terres et contrées subissent un envahissement bien particulier. La Technole s'étend depuis on ne sait plus très bien quand. Tout ce béton et ce plastique semble avoir une vie propre et leur provenance demeure un mystère pour les personnage de Noirez. Ils en tire plus ou moins profit pourtant, de ces montagnes de rebuts source d'un semblant d'économie.
On aurait tendance à penser qu'il est plutôt casse-gueule d'unir un terrain littéraire propre à la fantasy à des éléments très proches de notre monde (lampadaires, télévisions, immeubles en béton...). L'univers de Féerie pour les ténèbres ne choque pourtant pas. Il nous apparaît dès les premiers chapitres d'une cohérence indéniable. Les clins d'oeil culturels à notre propre monde sont plus que de petites blagues, ils se sont insinués (comme "Hey Jude" dans La Tour sombre de Stephen King), personne ne sait comment et ils contribuent à rendre cet univers attachant aux yeux du lecteur.
Des lutins victimes des distractions des rebutiers, un monde souterrain profond où pullulent des êtres monstrueux, les rioteux, dont les gens du dessus se méfient, ou s'effraient, et des féeurs aux pouvoirs interdits, voici la toile de fond peinte par l'auteur.
L'intrigue, quant à elle, trouve plusieurs points de départ sur la carte.
Malgasta, en provenance des marécages de Sponlieux et sa Mer Clapotante, se voit attribuer une mission pour échapper à sa punition. Il faut qu'elle élimine cette dangereuse Dame Plommard à l'apparance trompeuse.
L'officieur de justice Obicion, à Caquehan, trouve un cadavre étrange et voyant son enquête piétiner, se ressource à Enlori, son village natal, chargé d'un violent passé.
Estrec se divertit, du haut de son 17ème étage, en "vertigeant", terme qui désigne le plongeon mental dans l'En-Dessous. Estrec est originaire de Gourios, lieu légendaire que personne n'a jamais localisé et dont on ne retrouve jamais le chemin.
Les inséparables orphelins, Gourgou et Grenotte, frère et soeur, innocents et espiègles, fuguent pour éviter leur pire cauchemar, l'adoption, et se lient d'amitié avec les rioteux, cette faune particulière dont fait partie l'esmoigné Meurlon. Quinette, petite chienne indécrottablement fidèle aux humains malgré ce qu'ils lui ont fait subir, fait aussi partie du groupe.
De son bucolique et chantant côté, Jobelot, très populaire auprès des femmes de par ses qualités musicales (mais pas seulement...), se découvre subitement inspiré par des événements et des personnages situés aux quatre coins de la carte. Notons d'ailleurs que ce trombadour nous offre quelques éclats de son talent rappelant ainsi que l'auteur est lui aussi musicien.
Bien sûr, ils finiront par tous converger (exception faite pour Jobelot, qui fera une bien malheureuse escale dans un village d'hermites) pour contrecarrer, volontairement ou pas, les noirs desseins de Dame Plommard et Hognard. Menace double puisqu'un nom, hostilité mystérieuse, sourde mais non moins certaine, se fait de plus en plus entendre: Charnaille.
Si vous êtes tentés de commencer ce cycle d'aventure et redoutez d'en lire trop dans ce qui va suivre, n'hésitez pas à survoler mes lignes ou même de vous arrêter là. J'en raconte peut-être trop pour que vous savouriez pleinement ce que Jérôme Noirez a réussi à ficeler. Le premier tome est suffisamment convaincant et addictif pour que la suite ne reste pas qu'un projet de lecture dans votre esprit. Enfin pour ceux qui ont accroché.
Le deuxième volet de la trilogie,
Les Nuits vénéneuses, s'ouvre sur la côte est de la carte. Aspe, ville portuaire bordée par l'Hibondière, témoigne d'un changement d'attitude chez Herpelu, vieux fou reclus dans un phare. Non, l'élevage des araignées, il s'y est toujours consacré. Ce qui intrigue les Aspiens, c'est qu'il sort de sa retraite et prend la mer pour en revenir avec un sac vidé d'une parti de son contenu. Ensepoutour va commencer à découvrir un semblant de réponse déjà trop vertigineux pour son esprit. Heureusement que l'alcool qui circule à Aspe est propice à l'oubli de choses trop dangereuses pour la santé mentale de ses habitants.
Dans ce prélude, le lecteur y voit semés deux détails qui serviront de fil rouge au long des chapitres. Tous deux issus de cette fameuse Technole, le, ou plutôt les premiers, sont ces panneaux routiers avec ces étranges symboles qui apparaissent plantés un peu partout. Le second détail est une sorte de "poison mental" diffusé notamment par ces objets appelés télévisions ou radios, des échos que le lecteur rconnaîtra immédiatement comme de sa propre Histoire, des échos des pires années du XXème siècle. Ils s'insinuent aussi sous forme de visions de lynchages (que signifient donc ces trois K?), de discours haineux, de bruits de milliers de bottes claquant au pas...
On retrouve avec plaisir les même personnages que dans le premier volet. Si vous craigniez ne plus vous amuser avec Grenotte et Gourgou, rassurez-vous, ils assistent aux cours dispensés par maître Ilhau, à Saillette, tout petit village peu à peu déserté. Ils ne sont toujours pas adoptés mais sont accompagnés par une adolescente féeuse, Gamboisine. Cette dernière subira très vite les assauts amoureux de Jobelot, autre personnage familier du lecteur, qui, après une fâcheuse parenthèse lié à son sort de fin du premier tome (j'omets volontairement les détails), croisera le chemin de ces jeunes personnes à l'initiale commune.
Pas très loin sur la carte, sur les Terres Royales de Caquehan et plus exactement dans le palais d'Orbarin Oraprim, Malgasta, désormais reconvertie en cuisinière du roi, veille toujours sur Estrec. A l'instar de Jobelot, Estrec a connu un sort particulier et de sa forme humaine, il n'en est plus vraiment question. Devenu une sorte de grotesque cyborg, il a conscience de millions d'informations qu'il capte grâce (ou à cause) de ses fragments de Technole qui se sont greffés malgré lui à son corps. Sa difficulté à communiquer avec Malgasta le frustre, d'autant plus qu'il enregistre jusqu'à l'obsession les mots doux qu'elle lui prodiguent. Mais dans cette bulle réduite et pourtant ouverte sur de vertigineuses distances et dimensions, un autre mot finit par s'insinuer: Ennemi.
Deux événements principaux se partagent l'action. D'un côté, Malgasta se laisse emportée sur les flots dangereux de l'Hibondière avec le pirate Lentise, Aspien venu demander de l'aide auprès du roi. Une créature immonde semble la cause d'une hécatombe sur l'île d'Eschamat, au large d'Aspe. Cette partie du récit comprend des pages épiques et grandioses. D'autre part, une petite équipe est chargée de traverser l'ultime frontière entre Ando et les terres redoutées des Brohls où personne n'a auparavant osé s'aventurer. Cette délégation chargée de résoudre le mystère d'une route sortie de nulle part pour égarer les camionniers (c'est le terme employé par Noirez), se forme de Quiebroch, louche politicien et féeur, d'Ostre l'ourselet, mi-homme mi-ours, dont les instincts de chasseur se sont engourdis depuis trop longtemps et de Mesvolu, rioteux fraselé (dotés de plusieurs bras et d'ongles éffilés, les fraselés ont pour particularité de pratiquer assidûment l'autopsie d'humains... vivants), qui a apporté une aide précieuse à Obicion précédemment. En parlant d'Obicion, celui-ci, en retraite, n'apparaît qu'à deux courtes occasions dans Les Nuits Vénéneuses.
De nouveaux personnages secondaires méritent qu'on les cite. Vertevelle, evescal (mot transformé par Noirez) d'Ando, n'est pas le plus heureux mais il est le prétexte de l'auteur pour expliquer, par petites touches, la vie spirituelle et religieuse de son monde. Un doctrinaire (une secte aux objectifs occultes) qui change de nom et que Jobelot a déjà rencontré pour son malheur, fait de brèves apparitions mais aiguille tout de même l'intrigue générale. Quant à Thopasion, chauffeur de la délégation décrite plus haut, il rentre dans la catégorie des personnages comiques et demeure très sympathique malgré son "lyrisme de garage".
La promesse d'une continuation est beaucoup plus claire à la fin des Nuits vénéneuses. Des péripéties sont annoncées, des mystères non résolus, les personnages ont encore du potentiel
La trilogie se conclut par Le Carnaval des Abîmes. Neuf mois se sont écoulés, mais les événements qui se déroulés lors des Nuits vénéneuses ont laissé de profondes traces. Nous le découvrons très vite alors qu'Obicion (qui reprend une place plus importante), comptant dans l'assistance d'une impressionnante leçon d'astronomie, voit débarquer Repurgue et ses sbires venant réinstorer l'Inquisition. Prenant ses racines dans la mort de Vertevelle, cette troisième Inquisition vient faire le ménage et purger des contrées du pays doctrinaires hérétiques et féeurs désobéissants. Des compagnons d'Obicion en seront les premières victimes et l'ancien officieur de justice sera contraint de fuir dans l'En-Dessous chercher l'aide de Mesvolu le fraselé.
La tragédie qui cloture Les Nuits vénéneuses (chut...) rappelle que Noirez peut manifester une cruauté qui n'épargne aucun de ses personnages (les familiers de The Walking Dead par Robert Kirkman comprendrons). Jobelot, Gamboisine et Grenotte, enterrés dans l'En-Dessous en réconfortante compagnie de Meurlon, n'ont pas vu la lumière de l'Au-Dessus pendant ce hiatus de neuf mois. Gamboisine, en partie inquiéte pour Jobelot dont la folie se fait menaçante, en partie poussée par la quête de ses origines, décide de retourner en ce lieu mystérieux, d'où semble provenir la Technole. Lieu d'une grande importance dans les deuxième et troisième tomes de la trilogie, dont j'omet de citer une seconde fois le nom.
Revenue du périple à l'île d'Eschamat, Malgasta reste méfiante quant à l'arrivée à Caquehan, sous une forme ou une autre, de Taoncel, l'étrange et dangereuse créature qui a disparu dans les flôts de l'Hibondière. Elle a ramené certaines choses funestes(un ours en peluche et un tonneau au contenu inquiétant) de l'épopée partagée avec Lentise. Ce dernier prendra ses distances vis à vis de Malgasta et de Caquehan pour plusieurs raisons. Dont une en rapport avec le roi qui trouve son explication dans Les Nuits vénéneuses. Estrec est devenu un arbre de la Technole si imposant qu'on a fini par littéralement le planter au beau milieu de la grande plaine aux rebuts. Une résistance va s'instaurer contre l'Inquisition qui s'étend vers du centre à l'ouest, en particulier dans la contrée de la Reille et plus particulièrement à Dieumenti là où réside Barugal. Une brève apparition de celui-ci dans Les Nuits vénéneuses reste mémorable et on le découvre jouant son rôle de sauvage sans pitié aux yeux du monde. En vérité philosophe instruit, il s'alliera avec Gachegaruche et son cheval lépreux pour contrecarrer l'Inquisition.
Un triple événement criminel accélérera les choses, Ostre se verra confié des fonctions qu'il aurait préféré pouvoir rejeter, Grenotte fera l'expérience du quasi mauvais trip de la somnambulation... Un tome final, le plus sombre, le plus déjanté, où règneront toutes formes de folie (le roi, Jobelot, Malgasta...), où un répugnant trio bestial (digne des tableaux d'un autre Jérôme, Bosch) fera des siennes et où des liens inattendus entre certains des personnages seront révélés.
Noirez n'hésite pas dans ce Carnaval des Abîmes à se lancer dans une joviale surenchère macabre qui contient des passages hallucinés, truffés de mots inventés (influence de Lewis Carroll oblige, également présente dans les déambulations mentales de Grenotte) qui ennuie parfois par son hermétisme sans perdre pour autant de sa cohérence. L'ambiance de ce troisième tome m'a un peu moins plu à quelques moments, mais je ne vous en encourage pas moins à pénétrer dans cette trilogie unique.
L'ensemble de
Féerie pour les ténèbres est un subtil mélange de descriptions macabres ou magnifiques, de dialogues justes et d'une densité épique, toujours renouvelée par une profusion de trouvailles. Tout au long du milier de pages, l'humour est omniprésent: dans la forme, pour preuves ces titres de chapitres originaux, lignes descriptives simplistes mais qui attisent la curiosité dans les premier et troisième volets ("Estrec de Gourios et ses problèmes de plomberie", "Obicion discute avec une bouche d'égout" et le très assumé "Grenotte et Gourgou rotent et pètent dans l'En-Dessous"); proverbes et dictons made in En-Dessous pour le deuxième ("L'enfer n'est même pas pavé", "Il ne faut pas tuer l'ours avant d'avoir vendu sa peau" etc.). Dans le fond et sous différentes formes: Grenotte, l'attachante petite capricieuse, Thopasion, lâche et irritant mais d'une bonhommie et d'une camaraderie indéniables, Jobelot et ses obsessions pour le féminin, Barugal et sa double identité, Mesvolu aux pensées et réparties délicieusement gores...
L'humour noir est d'ailleurs l'une des nuances d'une violence modulée entre la menace sourde et le grand-guignol. J'ai tenu à vous faire part de mes propres mots avant de vous citer l'argumentaire de quatrième de couverture: "une fantasy au ton décalé qui concilie épouvante graphique et humour rabelaisien." La comparaison avec l'auteur de
Pantagruel et
Gargantua se fait surtout sentir dans la profusion anatomique, exagérée à dessein, du
Carnaval des Abîmes.
Petit plus, condiment savoureux, le lecteur repérera toutes ces allusions à notre monde familier mais en décalage complet dans ce monde imaginaire. Dans le désordre et en blanc, surlignez si vous voulez les déchiffrer:
Henri salvador, un sac en plastique Intermarché, Laurel et Hardy, une chanson de Charles Trénet déclenchée sur un autoradio, "Love me tender", Le Mont Saint-Michel, Shirley Temple, la Valise RTL, L'Île aux Enfants...
Avant de conclure cette très longue chronique, je tiens à préciser qu'elle correspond à la lecture des trois volumes édités par Nestiveqnen en 2005 et 2006. Une fois terminé
Les Nuits vénéneuses, j'ai jeté, pour la première fois, un coup d'oeil au site Internet de Jérôme Noirez. Il est annoncé pour la fin d'année 2011 une réédition, en deux volumes, remaniée et augmentée chez Le Bélial. Malgré l'aspect à l'avenir obsolète des versions Nestiveqnen, j'ai tenu tout de même à publier mes impressions. La réédition chez le Bélial, d'après mes sources, contiendra des révisions/remaniements dont j'ignore l'ampleur, des nouvelles et une novella. Je ferai sans doute une mise à jour mais je crains ne pas avoir assez de courage ni de mémoire pour rendre compte des changements qui seront apportés au texte de la trilogie à proprement dite.
Deux liens utiles, après vous pourrez reprendre une activité normale: le site de l'auteur: http://www.jeromenoirez.fr/ et une rencontre virtuelle entre J. Noirez et ses lecteur qui s'est déroulée entre le 21 et 23 juin 2010. Vous y trouverez peut-être des réponses à vos propres questions: http://www.actusf.com/forum/viewtopic.php?t=10420&postdays=0&postorder=asc&start=0
Livre 1 - Féerie pour les ténèbres; Livre 2 - Les Nuits vénéneuses; Livre 3 - Le Carnaval des Abîmes, Jérôme Noirez, Nestiveqnen.
1 commentaire:
Veuillez m'excuser pour la mise en page merdique, surtout ces espaces énormes et systématiques entre les paragraphes, problème que je n'ai pas réussi à résoudre.
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