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dimanche 13 mars 2011

Paris Jour (Anthologie)


J'ai eu de nombreuses fois l'occasion de mettre en avant mon goût pour la nouvelle, forme littéraire pas toujours estimée à sa juste valeur. Tout comme le court-métrage pour le cinéma, la nouvelle est l'art de dire beaucoup avec peu. Quelles que soient les ficelles utilisées (la chute finale est une des plus fréquentes), quel que soit le pays d'origine, quelque soit le genre, quelque soit le support (magazine, recueil...), je suis un fervent défenseur de la nouvelle.

Parigramme, éditeur spécialisé dans le tourisme à Paris sous toutes ses formes, nous a proposé tout récemment Paris Jour, une anthologie qui étoffe sa collection intitulée "Noir 7.5". L'éditeur s'est légèrement aventuré dans la fiction depuis 2009. Quatre romans avaient jusqu'ici constitué cette bien modeste collection (trois parutions en 2009, une seule en 2010) dirigée par Olivier Mau.

Comme la spécialité de l'éditeur et le titre même du bouquin l'indiquent, le cadre des 12 histoires est exclusivement parisien. Le casting des auteurs se révèle très intéressant pour ceux qui ont suivi le polar français jusqu'à ces dernières années. Car j'ai sous les yeux une anthologie, bien équilibrée entre grosses pointures et confirmations récentes, où l'on trouve de dures réalités tout comme des fantaisies inquiétantes ou légères.

Au rayon efficace et sans fioritures, tout d'abord, "Danse dans la lumière" de Marc Villard. La relation de Martha, victime d'un soudain AVC qui part en recherche d'une pharmacie et son fils Julien, boxeur clandestin. Le récit alterne entre coups de poing du fils et balade forcée de la mère. Il en ressort assez d'humanité pour palier au déboires du quotidien.
Beaucoup d'humanité sur fond de misère sociale également dans "Le Boulevard aux moignons" de Christian Roux. Un narrateur à l'indifférence assumée envers les mendiants que l'on croise tous les jours sur les mêmes trottoirs va, sur un coup de tête, s'occuper, avec une tendresse qui l'étonne lui-même, d'une gitane sans bras ni jambes. Une virée en direction de la Tour Eiffel crue mais touchante, à la fin plutôt abrupte.
La nouvelle qui suit, "Rue des Boulets" de Romain Slocombe (auteur de L'Infante du rock, même collection, même éditeur), raconte la journée d'un brigadier-chef, Claude Hamelet. La dénonciation (document officiel à l'appui pour le lecteur) de clandestins roumains par une employée des services sociaux va enclencher des circonstances malheureuses. Avec une triste histoire dans l'histoire, mise en relief citoyenne, datant de 1942.

Didier Daeninckx, que je n'ai pas besoin de présenter, nous offre sa perle noire sous cadre couleur grisaille. "Danko", titre de la nouvelle mais aussi le nom d'un chien, déroule, mine de rien, une vengeance orchestrée par le hasard. Menée tout d'abord comme une rencontre qui ressemble à un flirt, elle nous mène au fil des lignes vers un dénouement qui fait écho à une allusion très succinte du narrateur à sa soeur partie tenter "sa malchance à Paris".
Autre vengeance que celle de "Neiges éternelles" d'Ingrid Astier (auteur du très bon Quai des Enfers, paru l'année dernière dans la "Série Noire"), préméditation où l'aléatoire et une certaine ambiguïté mettent pourtant leur grain de sel. Cyrille, vendeur de défibrillateurs, s'est très mal remis de sa rupture avec Tanya. Il décidera de jeter littéralement ce passé à la face de Maxime, l'ami, le traître. J'ai retrouvé, en condensé, l'originalité et les bonnes idées qui m'avaient plu dans Quai des Enfers. Il est à noté que "Neiges éternelles" s'inscrit dans la continuité du roman avec pour trait-d'union vers sa suite, le personnage de Duchesne qui a pris du grade au passage.

La déambulation est un point commun à beaucoup de personnages dans cette anthologie. Physique et parisienne, elle prend également des chemins tortueux et tout à fait personnels, psychologiques. Dans la nouvelle de Jean-Jacques Reboux, "J'aurais voulu être un vampire", Adrien Bénuchot emporte dans ses errances une adolescente, Léa. Ses intentions restent floues et, associées à la naïveté de la jeune fille, créent une ambiance angoissante. Même après la révélation finale, Bénuchot restera un personnage plutôt mystérieux. (J'en profite pour signaler que l'auteur est aussi le créateur des éditions Après la Lune dont j'ai apprécié une bonne partie de la collection "Lunes Blafardes". Lectures hélas antérieures à la création du blog, je n'ai pu en faire de chroniques valables de peur d'être trop approximatif. Je peux toutefois vous encourager à découvrir la collection avec par exemple Industrielle Romance de Laurent Fétis ou La Colère des enfants déchus de Catherine Fradier.)
Le narrateur de "Ouvrez la Cage" (Marcus Malte) nous mène aussi dans une promenade aux contours étranges. Il parle de sa femme au passé, insiste sur sa nouvelle liberté. Un malaise croissant, une violence sous-jacente (marque de fabrique de l'auteur de Garden of Love) qui ne rassure pas malgré la nonchalance de ses propos.
On retrouve des pendants féminins à ces personnages troubles et troublants. Les fissures personnelles se révèlent et glissent vers des formes différentes de folie: d'une part dans "Baby Blues" de Michel Chevron (dont on peut trouver l'Icône dans la collection Thriller en grand format chez... Après la Lune), avec Claire à qui on a volé le bébé et d'autre part avec l'aigrie et acariâtre Emma ("Fais-ce qu'il te plaît" de Lalie Walker, auteure d'Au malheur des Dames, aussi dans la collection "Paris 7.5"). Deux figures dont on appréhende un peu trop tard l'instabilité.

On ne sera pas contre un zest de folie douce avec Jean-Edouard Casanis, le gigolo créé par Cary Férey dans "Casanova Inc." Que ne faut-il pas faire pour satisfaire ses clientes... et clients aux exigences très, voire trop, particulières? Ce n'est pas l'organisation et les déplacements à répétitions qui font peur à Jean-Edouard, cela fait bien au contraire partie de son confortable business. Caryl Férey a sorti une plume plus légère que celle qu'il a utilsée pour Zulu (dois-je rappeler le palmarès?) et malgré une chute un peu facile, la nouvelle reste efficace.
Jean-Bernard Pouy, quant à lui, se fait cinéphile avec une variation réussie sur La Chasse du Comte Zaroff. D'ailleurs, la nouvelle a pour titre la traduction littérale du titre original (dont la subtilité sémantique nous est brièvement exposée vers la fin de l'histoire) de ce célèbre film. "Le gibier le plus dangereux" met en scène un escroc, Hervé, qui s'est enrichi aux dépens de son employeur, Albert de Méricourt, alias "AdM". Ce dernier, qui a découvert le pot-aux-roses lui propose donc un marché similaire à celui du film cité plus haut.
La folie atteint de plus hauts sommets avec "Paris, city of love". Plus ironique dans sa cinéphilie, Sébastien Gendron, se réfère à John McTiernan et son Die Hard (ou Piège de cristal, si vous y tenez...), dans un contexte délirant. Certainement la nouvelle la plus drôle du recueil, "Paris, city of love" présente un vendeur d'armes, spécialité: explosifs, monsieur Magg, qui menace de faire exploser tout le 1er arrondissement si on ne lui envoie pas son "accompagnatrice de luxe" habituelle.

Dans l'ensemble très varié, Paris Jour a l'avantage de ne présenter aucun défaut majeur, aucun maillon faible véritable. Le sérieusement social y côtoie la tranquille démence, sans oublier la mélancolie et l'humour souvent noir. Certains détails par-ci par-là peuvent déplaire les lecteurs pointilleux ou grincheux de nature, mais la qualité globale se manifestera à la fois aux amateurs de nouvelles policières/noires ainsi qu'à ceux dont l'unique but est de distraire les grises et monotones allées et venues du quotidien. De quoi retenir les noms des auteurs, se procurer, plus tard, peut-être, les quatre romans de la collection et de guêter ses parutions ultérieures.

Paris Jour, Parigramme, coll. "Paris 7.5", 12€. Illustration de couverture par Chauzy.
Un grand merci à Ingrid Astier dont j'attends la prochaine escapade littéraire, promesse de tout un cirque.

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