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jeudi 19 août 2010

This Train Is My Life: L'extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet de Reif Larsen


Le titre original est beaucoup plus sobre, mais je ne vais pas critiquer l'éditeur NiL pour ne pas s'être conformer au slogan d'une publicité pour du café soluble. Parfois il est tentant d'en rajouter pour sortir du lot. Le format et le contenu de cet ouvrage sont déjà des arguments en sa faveur. On comprendra pourquoi cet élargissement radical en feuilletant ce roman hors-normes. Tous ces dessins, graphiques et autres pensées du personnage principal ne sont pourtant pas juste pour faire joli, ils font sens. Le terme qui vient immédiatement à l'esprit: roman à tiroirs.
Tecumseh Sansonnet Spivet a douze ans, est passionné par la cartographie, un peu sourdoué et en complet décalage avec ce que l'on attend d'un gamin du Montana. Son père, rancher taciturne et amateur de western, se montre distant envers ce fils qui préfère gribouiller des schémas pour des journaux scientifiques plutôt que d'adopter la vie rude mais inévitable de ces régions (non Filisimao, cela ne consiste pas à cultiver du fil dentaire, un seul énergumène est capable d'une idée aussi saugrenue). Les occupations de sa mère (qu'il appelle Dr Clair et non Maman tout au long du livre) sont de nature scientifique et elle semble plus obsédée par la recherche d'un insecte rare (voire imaginaire) que par les liens familiaux, renforcés ou non par des intérêts communs. Gracie, la grande sœur est quant à elle l'adolescente semi-rebelle qui ne désire que se tirer pour commencer une carrière d'actrice avec pour bande-sonore de la pop sucrée. Et puis il y a Layton. Mais je ne dirai pas qui est Layton, je vous laisse la surprise.

Le téléphone retentit alors que T.S. observe scientifiquement et rigoureusement, carnet en main, sa soeur éplucher le maïs. C'est un certain Jibsen, sommité du prestigieux musée Smithsonian, qui a été chargé d'annoncer à T.S. qu'il a reçu le très honorifique Prix Baird pour les nombreuses contributions qu'il leur a envoyées. C'est une véritable surprise pour l'enfant puisqu'il n'y a pas postulé. C'est Terry Yorn, vieil homme tout aussi passionné de science et un des seuls amis de T.S., qui a envoyé la candidature à son insu. Ce premier contact téléphonique se trouve être distordu par un malentendu qui est l'un des ressorts majeurs du roman: Jibsen ne se rendra pas compte qu'il a affaire à un gosse (il y des québécois qui rient là, non?) de douze ans. C'est une tradition, le lauréat doit prononcer un discours et Tecumseh est donc convié à se rendre à Washington. Voici donc la charpente narrative de l'histoire. Par peur d'un refus catégorique de ses parents, T.S. décide de traverser les Etats-Unis de son propre chef.

L'intrigue est en elle-même très attrayante et l'on imagine son déroulement plus que divertissant. Je suis tenté de lui reprocher ses multiples invraisemblances (à un tel point que je m'attendais à une fin à la M. Night Shyamalan) mais l'auteur semble s'être préparé à ce genre de critiques en se défendant, mine de rien, avec des réflexions, parfois métalittéraires, du petit voyageur. Le petit plus du roman, comme évoqué plus haut, ce sont les marges. Au fil de son aventure, les pensées, les souvenirs et autres digressions nous y sont révélés par le biais de flêches en pointillés. Graphiques, dessins, arbres généalogiques, cartes géographiques, tout ce que Tecumseh voit et ressent sera reproduit pour le lecteur. Parfois purement scientifiques, ces interventions se montreront drôles, ludiques, sensées, naïves, philosophiques ou, à quelques occasions, poignantes. Quelques dizaines de pages seront consacrées à l'histoire d'une de ses ancêtres, écrite et curieusement très détaillée par le Dr Clair, dont la découverte est partagée, en "temps réel" par le personnage et le lecteur. Un récit dans le récit qui nous sort un peu trop longtemps de l'intrigue principale mais qui est truffé de détails cohérents et significatifs dans la compréhension des rapports entre les personnages. Il serait stupide de le survoler.

Il n'est pas question d'intertextualité ou d'inspiration pour l'auteur mais quelques références nous viennent à l'esprit: M. Z. Danielewski (La Maison des feuilles, O Révolutions), Bernard Werber (surtout pour l'aspect encyclopédique "relatif et absolu"), Mark Haddon (Le bizarre incident du chien pendant la nuit) ou J. Safran Foer (Extrêmement fort et incroyablement près, qui est jamais arrivé à se souvenir précisément de ce titre?) J'ai conscience du périlleux problème de citer d'autres auteurs. Ce ne sont que d'innocents rapprochements qui n'ont pour unique fonction de remplir une chronique que je ne voulais pas trop révélatrice des petites originalités du roman. Les mauvaises langues pourraient râler, et je cite approximativement, "Mouais, encore un truc pompé sur Haddon et Safran Foer". J'espère vous convaincre en disant que, même si les ressemblances formelles sont indéniables, le contenu est suffisamment différent pour passer un très agréable moment en sa compagnie. Untel a trouvé prétentieux et imbuvables les romans expérimentaux de Danielewski (qui peut défendre O Révolutions?), un autre pense que Werber est la pire chose arrivée à la science-fiction française (il y en a au moins un qui est tenté de monter sur ses grands chevaux là, hein, non?) etc. Que les détracteurs de Danielewski ou/et Werber ne condamnent surtout pas Reif Larsen et son premier roman.
D'ailleurs, je pourrais aussi discuter de la petite citation de Stephen King, souvent utilisé comme argument publicitaire sur les couvertures, qui figure sur la quatrième. "Réunir Mark Twain [et] Thomas Pynchon", n'est pas une prouesse de Reif Larssen que je contredirai. Seulement, si j'adhère à la comparaison avec Mark Twain, L'extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet (vive le copié/collé quand le titre d'un roman est trop long) est beaucoup plus abordable qu'un roman de Pynchon (message à Abraham K: j'ai attaqué ma quatrième lecture de V., en portugais, cette fois-ci, la troisième en suédois ne m'avait pas plus éclairé que la v.o. ou la traduction française). A l'instar du roman déjà cité de Mark Haddon (titre trop long et qu'on a tendance aussi à déformer), la traversée de T.S. (ah il faut vraiment se casser la tête pour ne pas répéter le titre plusieurs fois) peut être tout à fait lu par les adolescents les plus curieux.

Pour tout vous dire, j'en ai loupé la sortie, en mars, et je n'avais aucune idée de l'existence d'un tel bouquin jusqu'à ce que je tombe sur un message facebook d'un vendeur de bande dessinée qui se planque (je n'utilise pas les termes exacts, on ne sait jamais avec le copyright, mais beaucoup d'entre vous savent de qui je parle). Ses goût littéraires étant très proches des miens, en général (il est plus sévère et exigeant que moi), je me suis laissé convaincre assez facilement. On ne se connaît pas personnellement et peut-être ne lira-t-il pas ces quelques lignes, mais ça ne m'empêche pas de le remercier.
Un site (en anglais, ça limite un peu, c'est dommage) est exclusivement consacré au roman. Interactif, il contient également des choses qui ne sont pas dans le bouquin. Si vous avez vraiment aimé (et que vous lisez en anglais) c'est un très bon complément, mais je vous conseille, comme je l'ai fait d'y jeter un coup d'œil après lecture, pour éviter les spoilers:



L'extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, Reif Larsen, NiL, 21€. Traduction de l'anglais (Etats-Unis) par Hannah Pascal.

3 commentaires:

Gabian Spirit a dit…

un livre magnifique dans la forme et attachant par le fond ! si je n'étais pas déjà graphiste dans l'édition, je le deviendrais pour faire d'aussi beaux ouvrages !

Filisimao a dit…

Une collègue me l'a aussi conseillé ! Je l'ajoute à ma liste ;)

Gilmoutsky a dit…

Dans une moindre mesure, ça peut aussi faire penser à du Udall ou du Irving (dont le dernier est très très bon, j'en parlerai une fois terminé). Si je ne te pousse pas à le lire tout de suite avec ça!
@Mlle Hema Tite, votre commentaire n'apparaît que maintenant parce qu'il a été mis en attente par Blogger. Il aurait été bien dommage de ne pas bénéficier de votre intervention.