J'ai un peu de retard. Cette anthologie a été publiée il y a un peu plus de deux ans. Mais ce qu'elle représente mérite ce petit coup de projecteur tardif. Autant manifeste qu'acte de naissance, Ouvre-toi! est une étape primordiale. Son titre, formule magique amputée d'un mot (qui aurait dû donner une toute autre résonance, si Griffe d'encre n'avait pas eu à changer de nom) , désigne ainsi le thème autour duquel tournent les seize nouvelles mais aussi l'exhortation triomphante des éditions Griffe d'Encre.
Je dois consacrer quelques lignes à la conception particulière de l'anthologie. L'appel à texte ouvert, qui imposait comme figures obligatoires (pas forcément en tutu ni patins à glace) d'attaquer la nouvelle avec les deux mots du titre et "que l'ouverture métaphorique ou littérale joue une rôle important dans la nouvelle", dixit l'anthologiste elle-même, constitue en effet avec la lecture des 111 nouvelles et la séléction des 16 happy-fews, une période de grossesse avant l'accouchement de ce premier bébé. Reitéré pour les anthologies qui ont suivi (à une exception près), l'appel à texte ouvert a donc permis un large éventail assez divers et équililbré pour "donner un échantillonnage de ce [Griffe d'Encre allait] proposer, une idée de la ligne éditoriale", selon les propres mots de Magali (sans "e") Duez.
Les ressorts typiques de la science-fiction sont utilisés dans une perspective grave à trois reprises. Exercice très périlleux puisqu'il a pour but de questionner, peut-être plus que de divertir, sur la condition humaine. Fable futuro-linguistique, "Les Graines perdues" de Loïc Henry, se déroule en 2458 et, malgré une rencontre du troisième type que je trouve un peu téléphonée, possède la qualité de se soucier de la disparition, au fil des siècles, des langages humains, inversant ainsi la légende de la Tour de Babel. La diversité des langues n'y est plus une punition mais une nécessité, un combat. "L'Autre" de Livia Galeazzi, évoque la quête pour le rajeunissement de l'individu, la chance de revivre, de se créer d'autres souvenirs, mais confronte aussi deux soeurs scientifiques aux éthiques opposées. Quant à Marie-Lé Camille ("Le Temps de l'exil"), elle nous propose une solution à la surpopulation inévitable qui semble nous attendre: pourquoi donc ne pas déporter vingt-cing milliards d'individus à travers les périodes préhistoriques afin de créer une dynamique alternative reposant sur la survie des groupes? Une nouvelle entre Ray Bradbury et Jacques Sternberg.
Antoine Lencou, dans "Ah, La Porte!", préfère, lui, décliner ironiquement le pouvoir que les machines finissent par exercer sur les humains. Dans "Suzanne on line" de Don Lorenjy, l'inversement des rôles final prête à sourire, mais il ne faut pas être allergique aux bondieuseries. D'autres expériences personnelles troublantes sont de la partie dans "Les Larmes rouges" de Saholy Gonga, conte fantastique contemporain dont l'aspect un peu trashy et confus m'a quelque peu rebuté, ou dans la très subtile "Cinq fois" de Fred Le Berre, au style très exigeant. Il est plus question d'un parcours initiatique dans "Tsuyan" (Nicolas Cluzeau), une mini-épopée imprégnée des légendes nord-eurasiennes, où la femme qui donne son nom à la nouvelle s'arme de courage pour retrouver l'homme qu'elle aime. C'est, par contre, en quête de son identité et de son passé que la femme de "Miroitements" (Michaël Fontayne) tâtonne à travers une structure narrative habilement éclatée.
On peut déceler des similarités avec "Miroitements" dans "La Petite Fille au coeur de marbre" (Li-Cam) et "Dans le noir" (Chloé George) mais l'enfermement (donc espoir d'ouverture) n'a pas la même cause ni la même issue dans chacune d'elles. La première commence comme un conte de fantasy et surprend par sa descente (un peu trop explicitement à mon goût, la fin aurait pu être un peu plus percutante) dans le réel. La seconde, qui mérite qu'on s'y attarde, est plus joliment ambigüe. Nouvelle qui conclut stratégiquement, présence du chat oblige (vous avez vu le logo de la maison d'édition, créé par l'illustratrice Magali Villeneuve?), et en beauté l'anthologie, "Dans le noir" a été écrite par Chloé George alors qu'elle n'avait que quinze ans. Doté d'une telle maîtrise de l'atmosphère, ce soupçon, un peu plus sombre, de Lewis Carroll force l'admiration. Aura-t-on un jour l'occasion de voir publiés d'autres récits de la même plume? On croise les doigts.
L'enfance continue à imposer sa présence dans "Réhabilitation" de Nathalie Salvie qui, sensible et attachante, évite le prêchi-prêcha dans lequel il est facile de tomber quand il est question d'exprimer le goût de la lecture. C'est impressionnant d'y parvenir en si peu de pages. Et que dire, sinon du bien, de la rencontre entre le passé profondément triste auquel Guillaume essaie de se soustraire par "Le Goût du miel" (Nathalie Dau) et l'espièglerie magique d'une petite fille? C'est par cette dernière que l'humour s'avance à petits pas, pour se révéler retentissant et halluciné dans la première publication de "L'Apocalypse selon Huxley" (Jérôme Noirez), dont j'ai déjà dit beaucoup de bien quelque part sur ce même blog (et je ne vois pas pourquoi je changerais d'avis); parodico-anachronique dans "Jassîm ibn Menollah, victime des statistiques" (Timothée Rey), où les trente-neuf voleurs et leur chef, dépassés par une entrée de caverne récalcitrante, font appel à un sorcier comme on le ferait pour un serrurier; ou satirique et anti-militariste dans "Logique d'ensemble" (Anthelme Hauchecorne), chute cartoonesque d'un parachutiste où l'on peut deviner l'influence probable d'un Robert Sheckley ou d'un Terry Pratchett (tout comme la nouvelle de Timothée Rey, d'ailleurs).
Petit bonus amusant: chaque auteur a eu carte blanche pour écrire une petite auto-bio à la troisième personne en fin de nouvelle. Un petit exercice ludique, souvent drôle et toujours plein d'humilité. Une rubrique "Coulisses", je suppose constante aux publications futures, divulgue quelques informations toujours bienvenues sur l'anthologiste, l'illustratrice de couverture (une chrysalide donnant naissance à une fée sur fond d'un vert sombre, dont on peut aussi voir un croquis), les circonstances de cette génèse ainsi que les traditionnels remerciements.
Si cette introduction à l'imaginaire de Griffe d'Encre avait pour but de partager une envie d'émerveiller et d'être émerveillé, tout en restant lucide et avide de questionnement sur ce que nous sommes, le pari est réussi. Je ne suis pas encore très familier à leur catalogue, mais je suppose que deux ans ont été suffisant à l'expansion d'un univers ouvert à toutes les possibilités. Quelque chose me dit que je vais m'y aventurer un peu plus, en espérant que vous en ferez de même (par exemple, en ne laissant pas votre exemplaire prendre la poussière pendant des mois sur une étagère). Mais ne me suivez pas, suivez votre propre chemin, il y aura tant de façon de s'y perdre.
Ouvre-toi!, Anthologie dirigée par Magali Duez, Griffed'Encre, 16€.
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