"Rana Toad", ça se mange?

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dimanche 30 août 2009

Your own special way: Le Diapason des mots et des misères de Jérôme Noirez

Ceux ou celles qui ne sont pas allés plus loin que la deuxième nouvelle de ce recueil ne savent pas ce qu'ils ont raté. Ceci dit c'est grâce à une de ces lecteurs/rices mal avisés/es que j'ai eu l'ouvrage entre les mains et que je peux laisser cours à mon enthousiasme sans peur de la redite. Même si des références viennent immédiatement en tête, l'écriture de Jérôme Noirez est d'une originalité indéniable. Créateur de mondes sans repères (s'il y en a, ils sont habilement distordus), il nous emporte dans un voyage riche d'une diversité de tons pour le plus grand plaisir des papilles cérébrales.
Avant d'être dithyrambique, je vais tout de même consacrer quelques lignes à ce qui ne m'a pas plu, ce qui m'a échappé ou ce qui appelle quelques nuances. On ne sait jamais, la crédibilité, tout ça...
"La Ville somnambule" est la seule nouvelle sur laquelle je donnerai un avis totalement négatif. Est-ce l'idée, centrale et signifiante, de castration, désagréable à tout lecteur? Possible. Malgré la course poursuite, une tension créée par cet amour malheureux et la fin inattendue, c'est l'ennui qui m'a accompagné pendant ces quelques pages.
"Berceuse pour Myriam, piano et voix", n'est pas une nouvelle mais une portée de notes. Jérôme Noirez est aussi musicien et pourquoi ne pas s'exprimer également par ce biais. Le soucis c'est que, comme de nombreux lecteurs, je ne sais pas lire une portée musicale et que les paroles ne me suffisent pas pour donner un avis.
La nouvelle éponyme, donc implicitement significative, et sa vision extrêmement personnelle a nécessité deux lectures. Récit déroutant et légèrement hermétique (Serge Brussolo vient facilement à l'esprit, et cela s'applique globalement au recueil), je ne vois pas trop quoi penser du symbolisme contenu dans ces filins, cette semi-symbiose entre deux individus brisée accidentellement par ce train. Serait-ce à propos de la communication, des malentendus d'une relation, que l'on est à la fois proche mais que l'on reste des inconnus?
Si le recueil était un repas, le triptyque des "Contes pour enfants mort-nés" serait un dessert au goût très particulier. Façon très controversée de terminer le recueil, Jérôme Noirez ne plaisante plus et dépeint trois petits cauchemars sans pitié. Un travail d'écriture irréprochable, pourtant, dont le contenu nous assène quelques coups de poing bien sentis (ici deux citations trop borderline. J'ai préféré, après délibération avec moi-même, m'auto-censurer. Elles n'ont été en ligne que pendant une demi-heure). Dommage de terminer sur des choses aussi glauques et morbides. Un aspect dérangeant qui peut être dur à accepter mais qu'il faut ajouter aux multiples facettes de l'auteur.

Si les nouvelles précédemment évoquées sont comparables aux chevaux de course à la traîne de mes préférences, les trois suivantes sont d'une qualité supérieure (bien que ça reste relatif et subjectif) et forme un groupe de bonnes nouvelles mais qui ne sont pas à la hauteur du peloton qui formera le sexté (c'est bien comme ça qu'on dit? à vrai dire je pense que les paris s'arrête au Quinté+...) final. "7, Impasse des Mirages" voit le folklore oriental s'immiscer dans un cadre quotidien; introduite par une citation de Lovecraft, "Nos Aïeuls", un peu dérangeante mais moins subversive que le triptyque final, raconte comment Gaspard, enfermé dans ce dortoir avec Myriam et d'autres enfants malades, victimes de fantômes répugnants, finit un peu comme Sam Lowry dans Brazil. Un autre sacrifice final qui répond à celui de "La Ville somnambule" mais cette fois par un biais plus psychologique que physique; "Kesu, le gouffre sourd", très cinématographique, décrit trois actions simultanées et provoque des acrobaties cérébrales. On imagine soit un split-screen soit un montage passant d'un personnage à l'autre. Le cyberpunk allié à de termes japonais est un peu abstrait, à première lecture, mais cette fusion montre une fois de plus l'originalité de l'auteur. Une nouvelle courte mais subtile si on creuse un peu.

A partir de cette ligne, les nuances sont interdites puisqu'il est désormais question des six excellentes nouvelles qui finissent en tête de course. Il m'est toutefois très difficile d'élaborer un classement, je les présente donc dans l'ordre d'apparition dans le recueil:
-La magnifique illustration de couverture, aux couleurs si bien trouvées (bien qu'un peu plus claires ci-dessus que sur l'objet papier), par Aurélien Police s'inspire de "Bolex", nouvelle étrange, sordide et poétique à la fois. Ce projecteur si précieux au narrateur fera la joie d'une petite voisine passionnée par les personnages de Walt Disney. C'est elle qui propose une projection exceptionnelle aux voisins bruyants et dangereux. Le dénouement, très suggestif, laisse l'esprit ouvert à beaucoup de possibilités.
-"L'Apocalypse selon Huxley", déjà présente dans l'anthologie Ouvre-toi! (aussi chez Griffe d'encre), cinquième nouvelle du recueil, dévoile la facette comique de l'auteur. Cette virée américaine délirante entre potes hippies est une sorte d'amalgame parodié de Dantec et de Kerouac, avec les abus qui y sont associés, bien sûr. De multiples références culturelles contribuent à en faire un régal, douché à l'écossaise puisqu'il précède "Nos Aïeuls", qui prète beaucoup moins au sourire. A qui doit-on l'ordre des nouvelles?
-"Feverish Train" (nom qui conviendrait parfaitement à un cheval de course, vous ne trouvez pas?) fourmille d'idées et son narrateur promu, de contrôleur sur une ligne monotone à détective dans un train où toutes les malversations sont possibles, peut rappeler Nestor Burma. Entre Fredric Brown et la "Série noire" de Gallimard, un mini-polar amusant où la température interne du narrateur, fil rouge, influe sur la bonne marche de l'enquête.
-Encore à la première personne, "La Grande Nécrose" fait dans l'humour noir mais plus dans l'esprit Contes de la Crypte. Le personnage principal est arrêté par un duo de flics, Tignard et Brignard, fusion tarée entre Dupont et Dupont et Laurel et Hardy, dans un monde où les cadavres sont toujours en CDI, comme vigile par exemple. Le sanguinolant atteint son pic lors d'un guet-apens tendu par une famille de morts-vivants, attention ça gicle!
-"Maison-Monstre, cas numéro 186" est une savoureuse distortion du Petit Chaperon Rouge. Une gamine remplace son père pour venir en aide à une dame dont la maison est occupée par une inquiétante présence. Imaginez Sherlock Holmes habillé en Ghostbuster sous la plume de Lovecraft, c'est dans cet esprit-là. Il aurait été intéressant d'avoir une série de nouvelles avec Ninon comme personnage récurrent, ne serait-ce que pour découvrir qui sont exactement les "étranges amis" que le père de Ninon lui "interdit d'emmener" en mission.
-"Stati d'animo" se déroule dans une Italie où règne le futurisme, idéologie en vogue qui méprise le passé sous toutes ses formes. "Zangtumtum est un soliloqueur, un tribun, un bonimenteur", un Pierre Bellemare (sans ironie ni sarcasme) local dont la verve accroche de nombreux auditeurs, grâce à un système sonore "d'une portée effective de deux kilomètres". Sa conversation de bistrot avec ses camarades est interrompue par Sofronio, un détracteur du futurisme. Mais l'altercation et le personnage plaît à Zangtumtum, et lorsque Sofronio s'enfuit, il s'engage une poursuite racontée "live" par le bonimenteur. Encore une fois on peut penser au split-screen, poursuite/auditeurs cette fois-ci, le tout relié par la voix de Zangtumtum. La fin est d'une brillante ambiguïté.
La postface de Catherine Dufour (soyons exhaustif jusqu'au bout) est plutôt intéressante puisqu'elle fait l'éloge de la nouvelle que j'ai le moins aimée. Elle compare aussi Noirez, "afin de le situer sur le tableau complexe de la littérature", mais à des auteurs auxquels je n'aurais pas pensé (Bukowski? peut-être un peu dans "L'Apocalypse...") ou que je ne connais pas assez bien (Xavier Mauméjean & Thomas Day). Bien sûr mes comparaisons sont tout aussi arbitraires.
Ce très bon recueil m'a incité à tenter d'autres écrits de l'auteur, j'espère seulement que tout n'est pas aussi glauque que les "Contes pour enfants mort-nés" et que l'humour y a autant de place que dans Le Diapason. D'après la succinte biographie en fin d'ouvrage ses romans s'apparentent à "Rabelais, Céline ou Lewis Carroll". Encore d'autres noms? Pas si étonnant pour un auteur aussi inclassable. Les libellés de Rana Toad en deviennent si réducteurs...

Le Diapason des mots et des misères, Jérôme Noirez, Griffe d'Encre, 16€.

4 commentaires:

Taly Lefèvre a dit…

Bon d'accord je culpabilise ;)
Mais je veux bien la citation bien glauque moi!
Sinon ton article est très complet et donc passionnant... j'ai presque envie de m'essayer à une seconde lecture :)

Gilmoutsky a dit…

Pour les citations, fallait être plus rapide!

Carméline a dit…

Oui, ton article donne un très bon aperçu du recueil, j'ai bien envie de le lire maintenant!! De lui, je ne connais que son encyclopédie des fantômes. La nouvelle glauque à l'air bien.

Carméline a dit…

L'auteur sera à la librairie Scylla dimanche 11 octobre pour signer cet ouvrage ainsi que "Fleurs de Dragon".