Après la première scène coupée expliquant la joie des transports en commun postée il y a quelques semaines, voici une deuxième scène qui ne se trouve pas dans la version finale. Il s’agit d’une scène exposant un individu tout simple face à la froide rigidité bureaucratique de deux assistantes jouissantes du micro-pouvoir de nuisance que leur travail leur procure. Je n’ai pas gardé cette scène pour une question de rythme, puis également car arrivé au stade du récit ou était placée cette scène, le message relatif à la bureaucratie est déjà largement passé (aussi parce qu’elle est tout simplement moins bonne que le reste du récit).
Je ne sais pas si cela vous est arrivé de vous retrouver dans une situation similaire à celle de Jester, mais si oui, la lecture de scène devrait vous rappeler de douloureux souvenirs, voire vous énerver…
…Au même moment où Jinn s’éloignait avec son portable afin d’appeler Paris, Jester partit du côté opposé puis entreprit d’appeler son ancienne agence d’intérim. Il composa le numéro de téléphone puis attendit que la connexion se fasse. Quelqu’un décrocha après trois sonneries.
- « Un instant, merci ! »
- « All… ? »
Il n’eut même pas le temps de dire « Allo » avant d’être mis en attente. Quelques secondes passèrent puis Jester discerna deux voix au loin parlant entre elles, deux voix de femmes.
- « …t’assure je n’en peux plus, elle me sort par les yeux. »
- « Ah oui, et qu’est ce qu’elle t’a dit cette fois ? »
Amusé de pénétrer dans les discussions personnelles des deux assistantes travaillant dans l’agence d’intérim, Jester colla son oreille au téléphone et attendit la suite.
- « …Ce matin au moment d’aller prendre le café je lui demande si elle veut nous accompagner et elle me dit – non merci j’ai du travail – comme ça ! Je te jure comme si moi je ne travaillais pas ! »
- « Incroyable !»
- « C’est du harcèlement moral, je t’assure, déjà que depuis la semaine dernière elle a décrété que les pauses-repas ne pourraient pas durer plus de deux heures et demie, maintenant je mange tellement vite que j’en ai mal au ventre. »
- « C’est fou, mais elle n’a pas honte ? On est plus au temps de l’esclavage quoi ! »
- « Je vais tout droit en dépression moi je te le dis. »
- « Oui, ne tire pas trop sur la corde. »
- « De toute façon, cela fait deux mois que je n’ai pas fait d’arrêt maladie. Je n’en puis plus, je suis exténuée. »
Pour Jester, l’amusement qu’il avait éprouvé au début de la conversation avait vécu. Cela commençait à lui chauffer les oreilles. Il était en attente depuis deux bonnes minutes et au prix des communications avec la France, il estimait qu’il y avait mieux à faire qu’écouter ces deux pintades glousser et se plaindre de leur sort. Cependant il était impuissant, s’il raccrochait il serait bien obligé de rappeler et retomberait peut-être dans la même situation. Il fallait attendre, il se fit une raison et continua d’écouter la conversation des deux assistantes.
- « …Et puis y en a assez de tout ce boulot, moi je te le dis je ne vais pas passer toute ma vie à répondre au téléphone et à recevoir des chômeurs qui cherchent du travail, je vaux mieux que ça, en plus cette bande de radins refuse de prendre une intérimaire pour nous décharger un peu. »
- « Oui Micheline, tu as raison, tu as lu le livre du docteur Michaud que je t’avais conseillé -Vous êtes belle et intelligente et vous méritez mieux- ? »
- « Oui… Ce livre m’a bouleversée, on dirait qu’il a été écrit pour moi, merci de me l’avoir conseillé. Et toi comment se passe ton régime ? »
- « Bien, très bien même, j’ai perdu trois cents grammes en un mois. »
- « Félicitations ! »
- « A ce rythme je repasse sous la barre des quatre-vingt kilos dans six mois…»
- « Oui mais fais attention à ne pas trop forcer tout de même, la santé avant tout ! Et puis il faut aussi se faire plaisir pour garder le moral car si on doit compter sur le travail … »
- « C’est vrai, dis-moi tu n’avais pas répondu à quelqu’un au téléphone il y a dix minutes. »
- « Oui, c’est vrai mais je l’ai mis en attente, et puis quoi y a pas le feu on n’est pas aux pièces ! »
- « C’est vrai ça, mais qu’est ce qu’ils croivent les gens ? Qu’on est à leur disposition à attendre qu’ils veuillent bien nous appeler ? Non mais je te jure, ils doutent de rien je te jure…. »
- « Et oui… tout fout le camp, bon allez je vais le prendre le MEEEEUSSIEUR pressé. »
Le visage de Jester était passé de l’impassibilité qu’il affichait quand tout allait bien à l’impassibilité qu’il affichait quand on se moquait de lui. Fulminant, il comprit qu’on allait enfin faire cas de son existence. Il s’apprêta à exposer son problème.
- « C’est pour quoi ?! » aboya l’assistante
- « Oui heu bonjour, je m’appelle Jester Tayep et je souhaiterais savoir pourquoi je n’ai pas encore été payé de ma dernière mission d’intérim ? »
- « les paies sont en fin de mois, au revoir monsieu.. »
Quelques nanosecondes avant qu’elle raccroche, Jester réussit à forcer sa nature et à crier dans le téléphone.
- « ATTENDEZ s’il vous plait !!! »
- « QUOI ENCORE ? Les paies sont en fin de mois, qu’est ce qui n’est pas assez clair là dedans ? »
Jester était profondément irrité, s’il s’était tenu devant l’assistante à ce moment précis, il aurait eu un mal de chien à ne pas la gifler.
- « Ma dernière mission date de deux mois. »
Excédée, l’assistante soupira bruyamment dans le téléphone.
- « …Numéro de dossier. »
Bien évidemment il n’avait pas sur lui son numéro de dossier. Il avait pensé que cela ne constituerait pas un obstacle insurmontable pour quelqu’un de bonne volonté ou de compétent mais il était en train de revoir sa position.
- « Je n’ai pas mon numéro de dossier. »
- « Dans ce cas là, je ne peux rien faire pour vous, au revoir mons... »
- « ATTENDEZ ! J’ai mon nom, mon adresse, mon numéro de téléphone, ma date de naissance, mon numéro de sécu, cela ne suffit pas pour trouver mon dossier ? »
- « C’est l’informatique, je n’y suis pour rien. »
- « la dernière fois que je suis passé, vous n’aviez pas d’ordinateur et les fichiers étaient classés derrière vous. »
L’assistante donna un petit frère au soupir d’exaspération dont elle avait gratifié Jester quelques secondes auparavant.
- « Un instant. »
Une bonne minute passa.
- « Monsieur Tayep c’est ça ? »
- « Oui. »
- « Vous n’avez pas été payé parce que vous aviez déjà touché l’argent. »
- « Comment ? »
- « Vous avez été trop payé pour une mission il y a un an et nous avons fait une régulation, c’est normal. Vous devriez vous estimer heureux qu’on ne vous ait pas attaqué en justice. »
- « Je devrais m’estimer heureux parce que vous avez fait une erreur et que vous l’avez réparée sans même m’en informer ????? »
- « Dites tout de suite que nous faisons mal notre travail ! Ah l’impolitesse des gens m’étonnera toujours… »
- « Vous vous méprenez… Vous faites horriblement mal votre travail. »
Jester raccrocha et se tourna vers Ford qui était toujours à quelques mètres attablé avec son café posé devant lui. Quelqu’un de très observateur aurait pu remarquer les petites veines rouges qui venaient d’apparaître dans le blanc des yeux de Jester et qui témoignaient de son énervement.
Jinn et Jester rejoignirent Ford et se rassirent à la table qu’ils avaient quittée quelques minutes auparavant. Ils commandèrent deux nouvelles bières[1] pour se remettre de leurs émotions. Ils laissèrent agir l’effet relaxant du houblon délicatement fermenté avant d’exposer la situation à Ford.
[1]. Chacun
... En la relisant je lui trouve un petit coté "inutile mais ça fait du bien quand même" qui mérite, lui aussi, d'exister quelque part.
1 commentaire:
ça me rappelle plein de frustrations quotidiennes tout ça T.T
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