"Rana Toad", ça se mange?

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samedi 22 novembre 2008

I'll buy you a pizza!

Dans mon petit coin derrière les étagères, entouré de livres et de périodiques qui m'étaient tout sauf transparents, je m'étais senti en prise avec quelque chose d'aussi grand, d'aussi éblouissant que l'univers entier. Sans professeur pour diriger mes lectures ou me dire quoi en tirer, je laissais le hasard m'ouvrir ses horizons. J'avais parfois choisi mes livres à l'odeur et j'en avais été récompensé. Il m'était arrivé de lire attentivement le bristol collé sous la couverture, où, à l'encre violette, on avait tamponné les dates de retour. J'avais un faible pour les livres que personne n'avait consultés depuis vingt ou trente ans. Je me croyais directement lié à l'auteur solitaire, et je n'avais pas à élever la voix par-dessus les clameurs des derniers voyeurs.

Deux fois dans cette période, il m'a appelé depuis le Bronx avec des places pour un match au Yankee Stadium, qu'il avait obtenues par des chemins si détournés que, le temps de m'expliquer, on en était au troisième tour de batte. Il y avait ce type qui les avait eues par le boulot et qui les avait données à un autre qui ne pouvait pas y aller, donc il les avait refilées à son cousin mais, ce matin-là, la voiture du cousin n'avait pas voulu démarrer, alors il les avait laissées à un gars que mon père n'avait pas revu depuis belle lurette, mais qu'il avait croisé par hasard devant le bureau de l'OTB [équivalent du PMU]. D'année en année, mon père était de plus en plus intrigué par les mécanismes de la chance. Il était chaque matin plus sûr qu'elle régnait sur ce monde et, surtout, surtout, qu'elle ne lui souriait jamais. Même quand deux billets pour un match au Stadium se retrouvaient dans ses mains, il se plaisait à étudier l'aspect statistique et, lorsqu'il en avait fini avec les tenants et les aboutissants de ce cadeau du destin, il revenait à l'hypothèse de départ, comme quoi il avait la guigne.

Ses lunettes attiraient décidément mon attention. Il leur manquait une branche. L'autre était à sa place sur l'oreille, mais la monture était en équilibre instable sur l'arête du nez.
(...)
-Tu les trouves comment, mes binocles? Je les ai achetées pour pouvoir lire les pronostics.
-Les gens préfèrent celles qui ont deux branches, en général.
-Oh, moi aussi. Elles les avaient jusqu'à ce que je m'assoie dessus. J'arriverais sûrement à les réparer, mais pour ça il faudrait que je les enlève et, si je les enlève, j'y vois plus. C'est pour conduire la nuit surtout. Même au tiers, ils veulent plus m'assurer, sans lunettes.
-On ne te donne pas une paire de rechange, avec?
-Si, si. Je les ai perdues deux jours après. Que je me suis assis sur celles-là, je veux dire. Si je les perdais aussi, je pourrais en commander d'autres. Mais, chaque fois que je les oublie quelque part, il y a un crétin qui gueule pour que je les reprenne. Alors, je le traite de con, parce qu'il fallait crier quand j'ai perdu les bonnes. Mais, les mauvaises, faut toujours qu'ils les voient.

Ce qui me chipotait - lui apparemment pas -, c'est que les voitures klaxonnaient sans arrêt en essayant de nous éviter. Tout en parlant, il leur rendait leurs coups de klaxon et leur faisait signe de la main. Les gens qu'il connaissait klaxonnaient chaque fois qu'ils le croisait à Mohawk, histoire de dire bonjour, alors il ne voyait pas pourquoi ils n'en feraient pas autant à Albany, où il ne connaissait personne.

Quatre saisons à Mohawk, Richard Russo, 10/18. Traduction de l'américain par Jean-Luc Piningre.

1 commentaire:

Taly Lefèvre a dit…

Trop court cet extrait, on se rend pas bien compte !