Le mur sur lequel il avait collé son premier Post-it était maintenant hérissé d'autres Post-it. Il notait sur ces feuilles les passages préférés des livres qu'il avait lus. La plupart des fragments recopiés émanaient d’œuvres d'auteurs disparus, de sorte que les Post-it couvrant le mur rappelaient les stèles funéraires d'un gigantesque cimetière. Au fur et à mesure que les petites feuilles s'accumulaient, le mur virait au tintamarre. Il y avait là, les voix d'un humble historien, d'un plasticien jovial, d'un romancier souffrant d'une dent cariée, d'un scientifique timide, d'un poète bègue, d'un religieux névrosé, d'un géographe, d'un aventurier, d'un linguiste, d'un sportif, et même celle d'un dieu par l'intermédiaire de son nègre. Selon les cas, ils se disputaient ou bien trinquaient ensemble. Il aimait le bruit sain que dégageait ce premier mur. Tantôt il faisait se côtoyer deux voix discordantes, tantôt il associait des voix harmonieuses. Ainsi remplit-il ce mur un mois durant. Même si les phrases n'avaient entre elles ni règle ni ordre, elles finirent par créer une certaine harmonie. Il s'étonnait que ces voix émanées des gens d'époques différentes et de genres si divers puissent s'accorder les unes aux autres.
Dans un deuxième temps, il voulut écrire sa biographie. Il décida de remplir un autre mur en écrivant ses propres histoires. [...] Il colla le premier Post-it sur le deuxième mur.
[...] Il ne parvenait pas toujours à se souvenir d'un moment ou d'un lieu précis mais cela ne présentait aucun caractère de gravité. Il indiquait alors un autre lieu qu'il connaissait. Ainsi, il progressa rapidement dans son travail. En un clin d’œil, les feuilles couvrir un mur entier. [...]
Il recula et regarda le mur. Il n'aurait jamais imaginé que son esprit abritait autant d'histoires. Et de nouveau, comme pour le premier mur, il s'étonna du lien qui unissait ces histoires entre elles. Des évènements insignifiants à leur époque exerçaient en réalité une grande influence dans sa vie, et il s'en émerveilla. Soudain, des phrases traversèrent son esprit. Il les nota fébrilement sur une feuille.
[...] Il écrivit de justesse le dernier mot [...] sur le dernier espace libre de la feuille. C'était la première feuille de Post-it du troisième mur.
Le troisième mur manquait d'ordre. Les phrases, sans forme ni lien entre elles ne relevaient d'aucun contexte précis. Chaque fois que des mots, des propos, des pensées surgissaient, il les notait à la façon d'un cryptogramme impénétrable. Par exemple: "Une déchetterie de blagues ratées", "un magasin d'insignes pour le mérite". Ces notes n'avaient pas de signification précise mais lui donnaient un plaisir inexplicable. Il écrivit ainsi brièvement sur un bon nombre de sujets: "Le garçon au bec de lièvre qui a envie de donner un baiser", "L'homme qui grillait des feuilles d'algue alors que sa femme venait de le quitter". Lui seul détenait le sens de ces formules. Sur ce troisième mur, les feuilles remplies contenaient des sujets d'inspiration plutôt que de véritables écrits. Au lieu de remplir de nouveaux Post-it, il se concentrait davantage sur le travail réalisé, auquel il pressentait un indicible destin.
[...] Quelques jours plus tard, il se fit embaucher sur un chantier.
En travaillant sur le chantier, il trouva de quoi couvrir le quatrième mur. Le bagout des hommes du chantier lui causa un nouveau choc. Ses oreilles rarement sollicitées ces derniers temps devinrent sensibles au bruit. Chaque fois que les journaliers mangeaient de la poitrine de porc rôtie au feu de bois, sur un gril dans un bidon, ils plaisantaient:
-Qu'est-ce que c'est bon! C'est de la chair humaine ou quoi?
Ou bien:
-Ça va chatouiller le nez des voisins.
Il était émerveillé par leur sens de l'humour. Il mémorisait les dialogues et les notait sur les Post-it. Ik recueillait aussi, sans ne jamais rien omettre, le caquetage des collégiens au fond du bus, les plaisanteries osées des dames du marché et le radotage des vieux au jardin public. Il s'étonnait de ce langage si plein de vie et voulut remplacer les Post-it du troisième mur rempli de pensées trop fragmentaires. Mais il patienta. Il couvrit presque entièrement le quatrième mur. Désormais, à l'exception des emplacements des prises de courant et de la fenêtre, tous les murs de la chambre étaient recouverts de Post-it.
Il prit la résolution d'écrire un texte qui mériterait de porter le nom de "roman". Comme cinquième mur, il choisit le plafond. Il rentra le banc de musculation dans la chambre et grimpa dessus pour coller ses papiers au plafond.
"Le Poisson de papier", in Cours papa, cours!, Kim Ae-Ran, Decrescenzo, coll. "Mini-Fictions". Traduit du coréen pat Kim Hye-gyeong et Jean-Claude de Crescenzo.
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